Le bébé a du génie
Jean-François Marmion
Dans le sillage de Jean Piaget, le
développement de l’intelligence fut longtemps décrit comme une
succession de paliers distincts menant à la maîtrise du raisonnement
logique. Mais à la fin du XXe siècle, cette conception fut ébranlée par
des méthodes d’observation inédites, de même que par de nouvelles
conceptions, moins restrictives, de ce qu’est l’intelligence même.
La conception longtemps dominante de l’intelligence fut un modèle dit
en escalier, sérieusement malmené durant ces vingt dernières années.
Mais si l’intelligence n’est plus dans l’escalier, où se cache-t-elle ?
Pour certains, dans les vagues qui se chevauchent les unes les autres…
Tâchons d’y voir plus clair.
Au début des années 1990, beaucoup
ne jurent que par le modèle de développement de l’intelligence conçu par
l’épistémologue et biologiste Jean Piaget (1896-1980), faisant autorité
en psychologie du développement. Selon cette perspective,
l’intelligence se développe comme une succession de stades, de paliers :
chacun intègre et surpasse le précédent, constituant une nouvelle
structuration du raisonnement et facilitant l’adaptation de l’enfant à
son environnement. Dès que le bébé parvient à coordonner ses mouvements
pour s’emparer de ce qui frappe son œil, le processus est engagé.
Jusqu’à ses 2 ans, le stade sensori-moteur le voit partir à la conquête
du monde physique. L’intelligence est pratique. Ensuite, jusqu’à 7 ans,
il apprend à faire semblant, à imaginer ou évoquer autre chose que ce
qu’il a sous les yeux : c’est le stade préopératoire, qui voit émerger
fonction symbolique et langage. Entre 7 et 12 ans vient le stade des
opérations concrètes (le raisonnement demeurant tributaire de supports
dans l’environnement immédiat), suivi, jusqu’à la fin de l’adolescence,
du stade des opérations formelles (où éclôt le raisonnement logique,
rendant possible la manipulation d’abstractions). Des premières
activités motrices de la petite enfance à la pensée abstraite, l’enfant
enrichit ainsi ses connaissances sur le monde en structurant sa pensée,
selon des étapes qui se succèdent dans un ordre bien défini.
La synthèse entre Piaget et la psychologie cognitive
Mais
à la fin du XXe siècle, les résultats de méthodes expérimentales
inusitées du temps de Piaget jettent le doute sur des éléments majeurs
de ce modèle en escalier. On découvre d’abord que les bébés se révèlent
capables d’opérer des distinctions entre des stimuli visuels,
et d’en préférer certains. Donc de les classer, de les hiérarchiser, à
l’opposé d’une immersion hallucinatoire. D’autres expériences indiquent
que si l’on remplace les austères cubes ou jetons des observations
piagétiennes par des poupées ou des bonbons, les enfants se sentent plus
motivés et présentent certaines compétences, comme la notion du nombre,
parfois des années plus tôt que Piaget le soupçonnait. Par exemple, dès
4 mois, un bébé comprend qu’un objet continue d’exister hors de son
champ de vision (Piaget situait cette conscience de la « permanence de
l’objet » beaucoup plus tard). En un mot, le nourrisson est un
infatigable explorateur, un insatiable curieux qui procède à des calculs
élémentaires, imite à sa manière quasi imperceptible des comportements
d’adultes, est doté d’une certaine notion du temps et de l’espace, se
montre surpris par des situations semblant transgresser les lois de la
physique (comme lorsqu’un objet reste suspendu dans les airs au lieu de
tomber), fait parfaitement la distinction entre soi et les autres…,
autant de compétences (le prématuré en manifeste certaines) présentes
avant même de savoir marcher, ou ne serait-ce que de saisir des objets.
En d’autres termes, avant d’agir sur son environnement, pourtant moment
clé retenu par Piaget comme prologue au développement de l’intelligence.
Prenant acte des insuffisances du modèle en escalier, des
« néopiagétiens » comme Robbie Case tentent une synthèse entre Piaget et
la psychologie cognitive. Il s’agit moins, désormais, d’étudier le
développement de la pensée logique que d’analyser, de façon
fonctionnelle, des aptitudes et processus très spécifiques en relation,
par exemple, avec le développement de la mémoire de travail ou de
l’attention. S’il s’avère possible de proposer des stades pour
l’apprentissage de la lecture, la maîtrise du dessin ou de la
temporalité, il apparaît de plus en plus difficile de les insérer dans
les stades généraux théorisés par Piaget.
Dès les années 1980, de
nouveaux modèles dynamiques de l’intelligence contestent l’existence
même de stades distincts. Pour Robert Siegler, par exemple,
l’intelligence suit non une succession de paliers, mais une progression
graduelle. Plutôt que de tâtonner vers l’efficacité, l’enfant peut
mettre en œuvre plusieurs stratégies pour résoudre un problème. Trouver
la meilleure ne le dispensera pas forcément, la fois suivante, de
revenir à une autre plus ancienne qu’il sait pourtant inefficiente, ou
de se risquer à une réponse inédite et créative plutôt qu’épouser une
routine. Il peut se sentir à l’aise dans un domaine, moins dans un
autre, tout cela de manière irrégulière, imprévisible, en s’adaptant ou
en s’amusant : c’est pour illustrer cette disparité, cette sinuosité,
cette compétition entre modes de pensée, que Siegler parle de
compétences analogues à des vagues qui se chevauchent. Olivier Houdé,
lui, met l’accent sur l’inhibition, un aspect négligé par Piaget : pour
être intelligent, il ne suffit pas de savoir mettre en œuvre une
compétence adaptée à la situation présente, encore faut-il la
sélectionner, et donc réprimer les stratégies inappropriées, s’abstenir à
bon escient. L’intelligence, c’est être capable de faire, mais aussi de
ne pas faire !
Inné/acquis : une opposition vaine
Depuis
quelques années, de nombreux psychologues prennent donc une distance
plus ou moins radicale avec la théorie piagétienne, d’autant que la
notion même d’intelligence n’a jamais été aussi fluctuante (encadrés ci-dessous).
Tous cependant sont redevables à Piaget au moins sur deux points.
D’abord, il fut le premier à étudier aussi scrupuleusement
l’intelligence de l’enfant, y compris du très jeune considéré
jusqu’alors comme un être inerte, vide, à peine éloigné du tube
digestif, le disputant autant à l’animal qu’au végétatif. Ensuite, son
approche constructiviste fit voler en éclats la sempiternelle dichotomie
inné/acquis. Auparavant, d’un côté figuraient les béhavioristes prônant
que l’esprit, à la naissance, était une table rase sur laquelle les stimuli
de l’environnement n’avaient qu’à s’inscrire (donc, tout pouvait
s’acquérir). De l’autre, les innéistes considéraient que nous naissions
dotés d’une certaine dose d’intelligence. Or, pour Piaget, c’est par une
interaction constante entre l’enfant et l’environnement que se
construit l’intelligence : les structures de pensée du sujet lui
permettent de s’adapter au monde extérieur (par assimilation), ou
doivent s’ajuster (par accommodation) en cas de situation nouvelle et
problématique. Dans ce cas, où s’arrête l’inné, où commence l’acquis ?
Certes, une nouvelle forme d’innéisme, le nativisme, se diffuse au début
des années 1990 dans une France longtemps réticente : dans cette
perspective, nous sommes tous dotés des mêmes capacités à la naissance,
quel que soit notre milieu. Mais l’essor des neurosciences permet, dix
ans plus tard, un retour de balancier vers Piaget : des psychologues
comme Annette Karmiloff-Smith parlent par exemple de
neuroconstructivisme pour qualifier les va-et-vient permanents entre les
opportunités offertes par le contexte, et le développement d’un cerveau
dont on a depuis peu découvert la plasticité. Grâce à son équipement
cérébral, l’enfant est capable de certaines acquisitions pourvu que les
diverses situations rencontrées le permettent. Sinon, ses compétences
peuvent rester inexploitées. En retour, ses actes, ses pensées, ses
émotions remodèlent en partie son cerveau. C’est un cercle vertueux.
Le
plus souvent, il est aujourd’hui considéré comme vain d’opposer inné et
acquis. Et chacun s’accorde désormais à saluer en l’enfant un être
s’imposant comme acteur privilégié de ses apprentissages et
connaissances : les vraies victoires de Piaget sont bien là.
Sciences Humaines a publié
• « À quoi pensent les enfants ? »
N° 219, octobre 2010.
• L’Intelligence de l’enfant. Le regard des psychologues
Martine Fournier et Roger Lécuyer, éd. Sciences Humaines, 2006..
• « L’enfant et ses intelligences »
N° 164, octobre 2005.
• « L’enfant. De la psychologie à l’éducation »
N° 120, octobre 2001.
• « Inné/acquis, le grand débat »
N° 54, octobre 1995.
De l'intelligence aux intelligences
◊ Tu es, donc je pense : quand l’autre et la culture structurent la pensée
Jean
Piaget, comme le lui avait reproché Henri Wallon, ne s’est pas
intéressé aux interactions sociales de l’enfant dans le développement de
son intelligence. Alors que Lev Vygotsky, psychologue russe mort en
1934 mais récemment découvert, s’était attaché à montrer le rôle
structurant de l’adulte, du langage, de la culture, pour le
développement de l’intelligence. Un courant environnementaliste entend
intégrer cette dimension sociale à l’étude des apprentissages : Willem
Doise, Gabriel Mugny et Anne-Nelly Perret-Clermont montrent ainsi
l’importance des « conflits sociocognitifs » où l’enfant doit discuter,
expérimenter, être guidé ou se tromper avec d’autres pour évoluer plus
rapidement. Jerome Bruner, lui, est l’initiateur de la psychologie
culturelle, qui prend son essor dans les années 1990 et considère
qu’au-delà de l’environnement familial, amical ou scolaire, la culture
dans son ensemble participe très largement au développement cognitif.
◊ Des animaux de plus en plus intelligents !
Des
oiseaux qui jouent, des poissons qui déduisent, des dauphins qui se
reconnaissent dans un miroir, des grands primates présentant des
rudiments de langage symbolique et parvenant à adopter le point de vue
d’un autre… Un nombre croissant de recherches indiquent que beaucoup
d’animaux, à des degrés divers, manifestent une forme d’intelligence,
adaptée à leur milieu, aux exigences de leur vie en groupe et de leur
survie même. Quitte à nous infliger une blessure narcissique, nous
n’avons pas le monopole de l’intelligence, contrairement à ce que nous
avons toujours cru. La question de savoir si nous avons celui de la
bêtise reste en suspens…
◊ Les intelligences multiples
La notion d’intelligence vue par Jean Piaget regroupait
grosso modo
les compétences scolaires telles qu’elles peuvent être mesurées par le
QI. Dès 1983, le psychologue américain Howard Gardner propose de prendre
en compte l’intelligence langagière et logico-mathématique mais aussi
l’intelligence spatiale, musicale, kinesthésique, la capacité à
s’adapter aux autres, ou à son environnement… Cette notion
d’« intelligences multiples » (qui ne peuvent se mesurer et dont la
liste peut s’allonger sans fin) emporte aujourd’hui encore un grand
succès.
Dans les années 1990, Robert Sternberg, de son côté,
a promu un modèle triarchique de l’intelligence, moins connu, mais plus
ouvert à l’expérimentation : nous aurions trois intelligences, une
sociale, une émotionnelle, et même une pratique, permettant de faire
face aux problèmes quotidiens.
◊ Raison et émotion ne s’opposent pas
Parmi
les intelligences multiples théorisées par Howard Gardner figure
l’intelligence émotionnelle, reprise et approfondie avec succès à partir
de 1997 par Daniel Goleman : ici point de logique, mais la capacité de
reconnaître ses émotions et celles des autres, et d’agir en conséquence.
Voilà qui est d’autant plus dans l’air du temps qu’en 1994, Antonio
Damasio a lâché une véritable bombe conceptuelle en démontrant qu’on ne
peut être tout à fait rationnel en étant coupé de ses émotions.
Jean-François Marmion
L'intelligence n'est qu'une option
Pour Jean Piaget, le stade des opérations formelles,
permettant de manipuler des abstractions, consacrait le couronnement de
l’intelligence, pleinement aboutie à la fin de l’adolescence. Ce qui
signifiait que l’adulte est rationnel. Voilà qui rend aujourd’hui
sceptique… Les cognitivistes ont identifié une multitude de biais
cognitifs (par exemple, quand nous retenons systématiquement ce qui
conforte notre point de vue), qui n’ont rien de logique. Le psychologue
Daniel Kahneman a reçu le prix Nobel d’économie en 2002, avec son
collaborateur Amos Tversky, pour ses travaux sur l’irrationalité
ordinaire : nous raisonnons tous avec des heuristiques, c’est-à-dire des
jugements généraux que nous ne prenons pas la peine de vérifier car
nous les tenons comme généralement vrais. Ce n’est qu’en prenant
conscience d’une erreur que nous mobilisons vraiment tous nos moyens
intellectuels… si nous sommes motivés. Depuis quelques années,
l’économie comportementale étudie ces mécanismes qui faussent en
permanence notre mise en balance du pour et contre, qui découlent sur
des décisions trahissant notre intérêt même, et qui font que parfois les
adultes ne raisonnent pas mieux que les enfants, y compris pour des
épreuves de logique supposées très élémentaires.
Jean-François Marmion
(http://www.scienceshumaines.com/le-bebe-a-du-genie_fr_26594.html)