« A perdre la raison » : une famille parfaite... jusqu’au fait divers
Une piste d’aéroport et cinq petits cercueils disposés sur un tapis roulant. En montage parallèle, une femme sur un lit d’hôpital supplie que ses enfants soient enterrés au Maroc. La scène d’ouverture d’« A perdre la raison » dynamite tout faux suspens et annonce un film terriblement intense.
Quand la fiction commence, le quintuple infanticide – puisque c’est de « cela » qu’il s’agit – a déjà eu lieu. Le cinéaste commence donc par la fin et peut dès lors mettre en scène ce qui l’intéresse, au-delà du bien et du mal : pourquoi et comment une femme « ordinaire » en est arrivée là.
« Névroses familiales, perversité »
A l’origine d’« A perdre la raison », un fait divers de 2007 qui a traumatisé la Belgique, pays natal du réalisateur Joachim Lafosse. L’assassinat de cinq enfants par leur mère, qui vivait avec son mari et le père adoptif de ce dernier, a priori un modèle de prévenance.
Le cinéaste se passionne immédiatement pour cet acte, défini alors comme « monstrueux », « incompréhensible » :
« Le récit autour de “ l’affaire ” m’a perturbé. J’y ai trouvé matière pour approfondir les thèmes de mes films précédents : les bonnes intentions et ce qu’elles dissimulent, les névroses familiales, la manipulation et la perversité…Il était hors de question de faire un film sur le fait divers en tant que tel. Le cinéma n’est pas le lieu de la vérité, et encore moins de la vérité judiciaire. Ce qui me passionnait n’était pas la prétendue véracité des faits, mais les contradictions des êtres. Cette démarche a suscité des polémiques violentes dans mon pays. »
« La Belgique, malade du manichéisme »
Et Joachim Lafosse d’énumérer les problèmes (euphémisme) rencontrés à toutes les étapes de la production : 650 articles de presse consacrés au « bien fondé » de son entreprise, un procès intenté par la famille, une intervention de la ministre belge de la Culture considérant qu’il était trop tôt pour tourner un film sur l’affaire… On en passe.
« Les médias s’interrogeaient pour savoir si j’avais le droit ou non... Eux ne se sont jamais posé la moindre question sur leur responsabilité morale quand, avec leur soi-disant objectivité, ils assénaient des affirmations sur cette mère “ indigne ”.La Belgique est un pays malade du manichéisme. Un pays qui, suite à l’affaire Dutroux et à la marche blanche, vit dans le culte de la pureté et s’autodéfinit comme pays du côté du bien. Je pense qu’une société incapable de regarder en face les actes monstrueux qu’elle engendre est une société malade. »
Il poursuit :
« Mon choix est celui de la fiction et de la subjectivité. Conserver les noms des protagonistes réels et prétendre mettre en scène la vérité, voilà qui aurait été condamnable. »
Aux antipodes des surenchères télévisuelles et des « films dossiers », Joachim Lafosse, à l’instar d’autres cinéastes et écrivains (récemment Eric Guirado dans « Possessions » ou Régis Jauffret dans« Claustria »), n’évoque le fait divers que pour mieux sonder des territoires identitaires et sociaux aussi ambigus que dérangeants.
Le trio infernal
« A perdre la raison » suit au plus près les relations ambivalentes entre trois personnages. Murielle (Emilie Dequenne), qui tombe amoureuse de Mounir (Tahar Rahim), un garçon d’origine marocaine. Ce dernier vit depuis l’enfance avec le docteur Pinget (Niels Arestrup), son père adoptif, qui ne compte ni son temps ni son argent pour lui assurer a priori le meilleur. L’apparition de Murielle trouble le lien entre les deux hommes.
Bientôt, Murielle et Mounir se marient et décident d’avoir des enfants. Pinget paie la noce et le voyage qui s’ensuit, auquel il participe. Il multiplie cadeaux et nobles intentions. Le jeune couple s’installe provisoirement chez le bon docteur, mais le provisoire s’éternise et, insensiblement, la cohabitation rassurante se transforme en dépendance.
Dépendance affective, financière, mentale... Joachim Lafosse, avec une précision diabolique, met en scène le huis clos psychologique dans lequel s’enferment ses trois personnages :
« Au cinéma, les trios m’ont toujours passionné. Ils offrent de multiples possibilités de conflits. Le “ deux contre un ” y est inévitable, mais il ne doit jamais être figé ou manichéen. Pinget est une sorte de colon moderne.Il a fait venir Mounir du Maroc. Il l’a éduqué, nourri, formé… Il prétend l’aider, mais il met des cordes autour de son cou. Sa manipulation renvoie moins à une idéologie consciente qu’à une peur panique de la perte de pouvoir et de la solitude. »
Dans cette famille « dysfonctionnelle », comme on dit, la déraison devient la norme. Murielle subit l’humiliation, en silence. Au gré des grossesses à répétition, elle est renvoyée à une condition archaïque de mère, de ventre.
Joachim Lafosse, par le passé, avait déjà décrit des enfers familiaux dans « Nue propriété » ou « Elève libre ». Cette fois, il va beaucoup plus loin :
« La famille est le lieu d’apprentissage de la démocratie et aussi le meilleur endroit pour observer la dictature. C’est l’endroit privilégié pour la fabrique de la névrose. Murielle se perd dans la maternité : elle capitule sur tout le reste et surtout sur son identité de femme. »
Les acteurs de l’ambiguïté
Pour incarner cette partition glaçante, Lafosse a pris des risques. Aux côtés d’Emilie Dequenne, admirable du premier au dernier plan, le cinéaste a engagé Tahar Rahim et Niels Arestrup, héros « cultes » d’« Un prophète » de Jacques Audiard :
« Gérard Depardieu devait interpréter Pinget, mais il a finalement préféré aller tourner le nouvel épisode d’“ Astérix ”... Reconstituer le duo Rahim-Arestrup était a priori dangereux pour tout le monde. Pour eux que l’on risquait de trouver moins bons que chez Audiard. Pour moi à qui l’on pouvait reprocher le manque d’imagination.Mais leur collaboration antérieure a servi “ A perdre la raison ”. Ce couple de cinéma, déjà présent dans l’imaginaire du spectateur, est perturbé par l’apparition d’une actrice et cette déstabilisation renvoie à l’histoire racontée par le film. »
De fait, les deux comédiens, sans jamais céder aux surenchères, servent leur personnage avec une conviction sidérante. Joachim Lafosse, lui, est déjà en préparation de son nouveau film, dont il vient d’achever l’écriture du scénario :
« Je me suis librement inspiré de l’affaire de L’Arche de Zoé, ces humanitaires partis au Tchad pour ramener en Europe des orphelins. Encore une histoire de personnages obsédés par leurs bonnes intentions. Encore une histoire que les médias ont traitée avec le seul souci de l’efficacité, sans jamais s’interroger sur son sens et son mystère. Le rôle de la fiction est de fureter dans ces directions. »
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