Pour Paul L. Harris, l'imagination ne
domine pas la pensée de l'enfant, mais émerge progressivement et lui
permet de s'adapter au monde.
Dans l'imaginaire français, que ce soit au cinéma, dans les romans ou
dans les conversations ordinaires, l'Anglais se comporte toujours avec
une très grande courtoisie et un flegme inébranlable. Ainsi en est-il
également de Paul L. Harris. Notre conversation dans son bureau à
l'université de Harvard fut un voyage à la fois riche et précis dans le
monde de l'imagination de l'enfant. P.L. Harris fait partie de ces
chercheurs en psychologie qui marient une approche scientifique
rigoureuse des comportements humains à un intérêt pour des phénomènes
psychologiques difficiles à cerner et à mesurer. Les émotions d'abord,
l'imagination ensuite font ainsi partie de ses intérêts de recherche
depuis vingt ans. Sans peur du risque, il augmente encore la difficulté à
traiter ces questions en les abordant chez l'enfant, et sans hésiter à
le faire chez le petit de 2 ou 3 ans. Après avoir défendu son doctorat à
l'université d'Oxford, c'est là qu'il commence sa carrière de chercheur
et qu'il devient un spécialiste de psychologie du développement et de
l'enfant. Après avoir longuement étudié les émotions des enfants, il en
est venu à se pencher sur leur imagination. Dans son livre The Work of the Imagination,
il explore la façon dont se développe l'imagination chez l'enfant, son
rôle dans sa vision du monde et dans la distinction qu'il peut faire
entre fiction et réalité, et l'influence qu'elle a sur ses émotions et
ses relations avec les adultes.
Sciences Humaines : Avant que vous nous parliez de vos travaux sur l'imagination chez l'enfant, pouvez-vous nous dire ce qu'est l'imagination ?
Paul L. Harris :
Les psychologues qui travaillent sur l'imagination insistent souvent
sur la créativité, l'originalité, comme si l'imagination était réservée à
certaines circonstances. Moi, j'adopte une vision beaucoup plus large
de l'imagination. J'affirme que nous l'utilisons dans toutes les
circonstances où il faut envisager des alternatives à la réalité. Par
exemple, lorsqu'on s'interroge sur le futur, on imagine comment la
situation présente va évoluer, dans quelles directions. Lorsqu'on
repense au passé, si on regrette ce qu'il a été, on peut imaginer les
façons dont il aurait pu être différent. Dans le récit historique des
causes de la Première Guerre mondiale ou de la si longue période
d'esclavage en Amérique du Nord, la question est souvent : « Que se
serait-il passé si... ? » Cela s'appelle un raisonnement contrafactuel.
L'imagination
intervient également lorsque quelqu'un nous parle d'un événement dont
nous n'avons pas été témoins. Et dont nous n'avons par le même coup
aucun souvenir. Dans ce cas, pour visualiser ou imaginer cet événement -
qu'il ait réellement existé ou qu'il soit tout à fait fictif -, nous
utilisons notre imagination. Tout autant lorsqu'un collègue nous raconte
un épisode professionnel conflictuel, auquel nous n'avons pas
participé, qu'à la lecture d'Anna Karénine. A chaque fois, nous
imaginons des scènes dont nous n'avons pas été témoins. Il ne s'agit pas
d'être particulièrement créatif, mais seulement d'utiliser une faculté
essentielle à de nombreuses activités humaines.
Mais alors en quoi l'imagination diffère-t-elle de la simple capacité à avoir des représentations mentales ?
Les
représentations mentales contiennent n'importe quel concept que l'on a
pu former à partir du réel qui nous entoure. L'imagination permet plus
que cela : grâce à elle, on ne se représente pas seulement ce que les
choses sont, mais ce qu'elles auraient pu être.
Que sait-on de l'imagination chez l'enfant ?
Dans
l'histoire des théories sur l'imagination, deux scientifiques célèbres
ont proposé leur vision des choses : Sigmund Freud et Jean Piaget. Tous
deux partent de l'idée que le très jeune enfant est envahi par son
imaginaire et qu'il ne développe que très lentement une conception plus
objective du monde. Freud parle de « processus primaire », Piaget de « pensée autistique ».
Piaget était en fait fortement influencé par la psychanalyse,
spécialement au début de sa carrière. Il faut se souvenir qu'il a passé
du temps à Zurich où il a été marqué par Eugen Bleuler qui, malgré un
grand nombre de divergences, était par certains côtés un disciple de
Freud.
Pour ma part, je me démarque de Freud et Piaget. A
l'inverse, je dirais que l'imagination ne domine pas la pensée de
l'enfant au début de sa vie, mais qu'elle émerge progressivement. Par
ailleurs, lorsque la capacité d'imagination apparaît, je ne pense pas
qu'elle ait besoin d'être retenue, contrôlée, soumise à une pensée qui
serait plus raisonnable ou rationnelle. Bien au contraire :
l'imagination est nécessaire à la pensée de l'enfant dès ses 18 mois et
continue à l'être jusqu'à la vie adulte.
La question est maintenant de savoir comment elle se développe.
Malgré
mes désaccords avec Piaget au niveau théorique, je dois dire qu'il
était par contre un merveilleux observateur du développement de l'enfant
et, dans ce qui nous concerne ici, du développement de ce qu'on peut
appeler le « jeu du semblant » et que lui appelait le « jeu symbolique ».
L'observation principale de Piaget est que les enfants réutilisent,
réorganisent et remettent en scène des petits scripts de la vie
quotidienne qu'ils ont vécus pendant leur première année. Comme, par
exemple, les épisodes d'habillages et déshabillages, ou de bains, de
repas, etc. Dans leur deuxième année, ils recycleraient ces
représentations, mais cette fois en dehors du contexte réel, en les
reproduisant par exemple avec l'une de leurs peluches.
Le « jeu du
semblant » est également intéressant à observer chez les primates non
humains, chez qui il n'existe pas de forme très élaborée de jeu
symbolique. Et il n'existe en tout cas jamais de « jeu du semblant »
collaboratif, comme on peut l'observer chez l'humain de 3 ou 4 ans.
Le
« jeu du semblant » est également très révélateur dans un tout autre
domaine : celui des enfants autistes. Depuis le début, la définition du
syndrome inclut l'idée que les enfant autistes ont de pauvres capacités
de « jeu du semblant ». Et, bien sûr, on sait que ces enfants ont des
difficultés énormes à partager leurs idées avec d'autres gens, et que
leurs centres d'intérêt sont très étroits. Un manque d'imagination est
donc bien plus souvent un problème qu'un avantage.
Comment l'enfant fait-il pour distinguer ce qui est réel de ce qui est imaginaire ?
Cela
dépend si l'on parle de la fiction que l'enfant invente pour lui-même
ou ses camarades dans le « jeu du semblant », ou de celle à laquelle il
est confronté dans un livre ou à la télévision.
Commençons par
celle qu'il invente en jouant. Il est bien sûr très difficile de tester
des enfants de 18 mois ou 2 ans. Mais on peut interroger un enfant de 3
ans. Il peut par exemple imaginer qu'il a un chien, qu'il joue avec lui,
même si personne ne peut le voir. Puis, ce chien imaginaire peut tout à
coup, selon les désirs de l'enfant, se transformer en loup ou en
dinosaure. Si on l'interroge, on constate qu'il fait très bien la
différence entre des idées qu'il a générées dans son esprit et le monde
réel.
A propos des fictions qu'il rencontre dans les livres, ou à
la télévision, les choses sont plus compliquées. Les images télévisées
ne comportent pas une étiquette disant « ceci est vrai », ou « ceci est
un morceau de passé et n'existe plus au présent », ou « ceci est moins
vrai », ou « ceci est pur produit de l'imagination des producteurs ».
Pour distinguer toutes ces fictions et réalités, je pense que l'enfant
dépend de son développement culturel.
Dans ces cas-là, l'enfant
adopte une démarche prosaïque et directe, la même que celle qu'il adopte
pour d'autres apprentissages conceptuels : il s'empare de cette
représentation particulière que la télévision ou le livre lui propose,
et y cherche les indices qui la constituent pour décider s'il s'agit
d'une fiction ou de la réalité. De la même manière que lorsqu'il doit
décider ce qui fait la différence entre les fruits et les légumes.
L'enfant connaît la distinction fondamentale entre les deux, mais
parfois, certains cas sont un peu problématiques, comme une tomate par
exemple. Ou pour la différence entre un mammifère et un poisson,
lorsqu'il est confronté à une baleine. Dans ces cas-là, donc, il devra
chercher plus d'éléments ou d'informations venant des autres pour
trouver la réponse. Dans le cas des fictions ou de la réalité des
histoires qu'on lui raconte, c'est la même chose.
Vous avez
consacré une grande partie de vos travaux aux relations entre
imagination et émotions. Et vous proposez une relation entre les deux un
peu contre-intuitive. Vous affirmez que ce n'est pas parce que l'enfant
cherche à vivre certaines émotions qu'il utilise son imagination, mais
l'inverse : c'est en utilisant son imagination qu'il vit des émotions.
Pouvez-vous expliquer ?
Selon la conception traditionnelle de
Piaget et de Freud, l'imagination est dirigée par les émotions et les
désirs. Piaget raconte cet épisode pendant lequel sa fille Jacqueline, à
qui on interdit de jouer avec de l'eau dans la cuisine, va prendre un
récipient et prétendre qu'il est plein d'eau. Selon Piaget, cet exemple
montre que l'imagination est sollicitée pour suppléer la réalité,
qu'elle permet de remplacer le réel absent par de l'imaginaire. On
retrouve la même conception chez Freud : l'imagination est un moyen de
combler les désirs frustrés par la réalité.
Même si l'imagination
sert en effet parfois dans ces situations, je ne pense pas que ce soit
son rôle dans la majorité des cas. Notre imagination s'alimente de plein
d'autres choses que ce qui n'a pu exister réellement. Nous imaginons
par exemple souvent des situations que l'on ne voudrait jamais voir
arriver. Même les jeunes enfants utilisent leur imagination comme cela.
Margaret Taylor raconte un très beau cas qui le montre : une petite
fille s'est inventé un poney imaginaire. Un jour, ses parents veulent
l'emmener à un spectacle hippique. Une fois là-bas, l'enfant se plaint
et est très frustrée par le fait que son poney imaginaire a refusé de
l'accompagner. Si l'imagination servait seulement à combler des
frustrations, la petite fille aurait inventé le fait que son poney était
présent.
De façon plus générale, je ne crois pas que les idées
que l'on génère soient dirigées par nos désirs. Sinon, pourquoi certains
enfants se bercent-ils de pensées qui les effraient, ou pourquoi
irions-nous voir des films ou lirions-nous des livres qui nous
affectent, nous rendent tristes ou nous effraient ? Je pense que les
spécialistes de l'imagination devraient davantage mettre l'accent sur la
façon dont l'imagination peut activer les émotions, plutôt que
l'inverse.
Dans mon ouvrage The Work of the Imagination,
j'affirme que le jeune enfant, même s'il est intellectuellement tout à
fait capable de faire la différence entre l'imaginaire et la réalité,
dispose d'une vie imaginaire suffisamment riche pour éveiller en lui des
émotions, parfois très fortes. Comme l'enfant qui, au moment d'aller se
coucher, commence à imaginer des monstres et s'en affole. Si ses
parents lui disent : « Il n'y a pas de monstre, c'est dans ton imagination », l'enfant répond souvent : « Je sais bien que c'est dans mon imagination, mais j'ai peur quand même. »
Les
adultes ne sont pas différents, lorsqu'ils regardent un film
d'horreur : ils savent bien que c'est imaginaire ; cela ne les empêche
pas de sentir leur coeur s'accélérer ou d'être effrayés. Il y a donc à
ce niveau une grande proximité entre l'enfant et l'adulte. La différence
est sans doute que l'adulte peut mieux prendre conscience qu'il est le
jouet de son imagination, et ainsi abaisser l'intensité de son émotion,
alors que l'enfant de 4 ans se laisse submerger. Ce n'est donc pas une
différence de capacité d'imagination, mais une différence de capacité à
réguler ses émotions.
Mais alors, pourquoi l'enfant se fait-il peur avec son imagination ?
Ce
n'est pas facile de répondre à cette question. On peut tout d'abord se
demander ce que cela rapporte en termes évolutifs : quel avantage y
a-t-il, pour la survie de l'espèce humaine, de disposer d'un système
cognitif qui peut créer des fictions, inventer des situations
inexistantes et, par ce fait-là, activer le système émotionnel ? Il
existe au moins deux situations dans lesquelles ce peut être un
avantage. La première est celle dont parle Antonio Damasio : lorsqu'une
personne doit évaluer la suite possible d'un événement, si elle peut la
tester virtuellement grâce à son imagination, et vérifier quelles
réactions émotionnelles, de peur ou de plaisir, cela risque de provoquer
en elle, elle peut mieux prendre des décisions sur le cours des choses.
Il est donc possible, mais c'est tout à fait spéculatif, que
l'expansion du cortex frontal dans l'évolution humaine a permis
d'augmenter la capacité à planifier. Certaines données archéologiques
vont dans ce sens, comme des traces technologiques de transport de
matériel sur de grandes distances. Et l'on peut raisonnablement admettre
qu'il est plus utile d'avoir un individu capable d'imaginer des
possibilités, et les émotions qui y sont associées, qu'un individu
capable uniquement de projections rationnelles et froides, sorte de
docteur Spock. Si ces hypothèses sont vraies, on peut penser que les
réactions de l'être humain aux fictions ou le goût de l'enfant pour le
« jeu du semblant » sont le résultat d'un tel processus évolutif.
Une
autre explication est également plausible. Le langage humain est
complexe et riche. Il peut donc servir à faire des commentaires sur
l'ici et maintenant, tout comme certains systèmes de signes symboliques
que le singe est également capable de manipuler. Mais le langage humain
permet surtout de parler d'événements passés ou futurs, ou dont on n'a
pas été témoin. Ainsi, lorsqu'une personne raconte à une autre un
événement que cette dernière n'a pas vécu, il est certainement
avantageux, au sens évolutif du terme, qu'elle puisse se représenter la
situation avec toutes ses implications émotionnelles. Les conversations
ordinaires seraient donc des évocations efficaces des émotions que les
autres ont vécues ou prétendent avoir vécues, et permettraient ainsi
d'apprendre comment y réagir. Le cinéma, les romans, les fictions ne
feraient rien d'autre que les évoquer plus puissamment.
Peut-on
alors imaginer que le « jeu du semblant » ait comme fonction d'apprendre
à l'enfant à réguler les émotions provoquées automatiquement par son
imagination ? Ou bien est-ce le contraire ? Le « jeu du semblant »
développe-t-il une imagination capable d'éveiller des émotions en lui ?
Je
dirai un peu des deux. Lorsqu'un enfant joue avec un camarade, ou avec
son père, et que son partenaire prétend être un loup ou un tigre, qui
rugit et l'attaque, sa réaction de peur est assez automatique. Même si à
3 ou 4 ans, l'enfant peut faire la distinction entre l'imaginaire et la
réalité, il est beaucoup moins capable de se convaincre lui-même du
fait que, puisque son père fait seulement semblant d'être un tigre, il
n'a pas besoin d'être réellement effrayé. A 8 ans, par contre, il ne se
laissera plus effrayer. La différence entre les deux réside sans doute
dans le développement de stratégies d'autorégulation et non dans une
question de capacités intellectuelles. Ceci dit, les adultes eux-mêmes
varient beaucoup dans leur capacité à réguler leurs émotions : certains
ont besoin d'une boîte de mouchoirs lorsqu'ils vont au cinéma pendant
que d'autres n'ont pas même la larme à l'oeil.
Mais il est aussi
vrai qu'utiliser son imagination peut permettre d'augmenter les
capacités émotionnelles. On peut raisonnablement penser que par le « jeu
du semblant », ou en lisant des fictions, l'enfant peut s'entraîner et
se projeter dans une expérience de vie qui n'est pas la sienne. Il
n'apprend pas à générer des émotions, mais plutôt à générer tous les
détails de la situation dont il a besoin pour réellement se mettre à la
place de l'autre. Mon fils Remy a 10 ans et lit des romans historiques
sur des enfants qui grandissent dans le sud des Etats-Unis pendant les
années 30 ou 40 et qui sont victimes de racisme. Et ces histoires de
pauvres enfants noirs de l'Etat du Mississippi ou d'enfants esclaves au
xixe siècle l'affectent réellement. Il réagit en fait de la même manière
que vous et moi quand nous lisons un bon roman : le romancier réussit à
nous absorber dans un instant particulier de vie, en nous donnant tous
les détails nécessaires à l'illusion de le vivre soi-même. L'émotion est
donc provoquée par la richesse de la reconstruction imaginaire. Même si
je n'ai pas de preuves empiriques pour l'affirmer, je serais donc tenté
de dire que la littérature, le cinéma ou le théâtre élargissent nos
capacités émotionnelles.
Vous insistez dans votre livre sur le
rôle de l'adulte dans l'imaginaire de l'enfant. Car c'est lui qui
raconte les histoires, vraies ou fictives. Pouvez-vous expliquer ?
Je
voudrais tout d'abord faire une remarque. Les psychologues du
développement ont beaucoup insisté sur la capacité des enfants à être
actifs, à observer, à explorer. Cette conception de l'enfant a influencé
l'environnement pédagogique en maternelle. Les professionnels se
reconnaissent dans les théories de Piaget, ou celles de Maria
Montessori, car ils insistent sur le fait que les enfants doivent avoir
des activités de jeu expérimental : jouer avec l'eau, le sable, le riz ;
l'enfant est conçu comme un petit scientifique qui interagit avec la
réalité et se figure ainsi progressivement la façon dont sont faites les
choses. C'est sans doute vrai, mais largement exagéré. L'enfant dispose
aussi d'autres outils intellectuels, tout autant essentiels : il peut,
dans ses conversations avec les adultes, les interroger sur toutes
sortes de choses, même celles qu'il n'a pas eu l'opportunité d'observer.
L'adulte joue donc en effet un grand rôle dans la formation de
l'imaginaire de l'enfant, et dans la distinction entre les fictions et
la réalité.
Bien sûr, l'adulte va fournir différents types
d'informations. Certaines que l'on pourrait appeler des informations
objectives, comme « la terre a l'air plate, mais en fait elle est
ronde », « les chimpanzés et les humains ont l'air très différents, mais
en fait les théories de l'évolution nous ont révélé qu'à certains
niveaux plus profonds, il existe une très grande continuité entre eux et
nous », etc. Mais évidemment, l'adulte offre aussi à l'enfant des
récits sur d'autres aspects du monde que l'enfant ne peut pas observer,
comme le père Noël, ou la petite souris qui vient ramasser les dents de
lait, ou Dieu. Dans tous les cas, l'enfant y croit en fonction de la
fréquence et l'insistance du récit. Cela veut-il dire que les enfants
croient tout ce qu'on leur raconte et qu'ils ne peuvent vérifier par
eux-mêmes ? Comment font-ils la distinction entre ce qui est fondé sur
des données empiriques et une tradition scientifique, et ce qui est issu
de la foi, de rituels religieux par exemple ?
Ce n'est pas facile
à dire. Peut-être certains enfants ne font-ils pas tant que ça la
différence. Ici aux Etats-Unis, ceux à qui l'on enseigne les théories
créationnistes (selon lesquelles Dieu a créé le monde en sept jours) ne
font peut-être pas une distinction très claire entre les affirmations
scientifiques et celles des fondamentalistes chrétiens.
Puisque
dans la relation entre l'adulte et l'enfant, il y a une part de
confiance dans ce que l'adulte dit, comment celui-ci peut-il utiliser
l'imagination de l'enfant ?
Sous un angle positif, l'imagination
de l'enfant peut être un outil puissant. Il n'y a donc aucune raison de
ne pas en profiter pour l'amener à se projeter dans des modes de vie qui
lui sont très étrangers, comme ceux d'un esclave au xixe siècle en
Amérique, ou d'un homme de Neandertal, ou d'un enfant dans l'ancienne
Egypte. On observe pourtant, dans certaines méthodes pédagogiques en
histoire et sciences sociales, une tendance et une pression à partir de
la réalité de l'enfant, de son environnement local. Ici à Cambridge, les
enfants étudient la guerre de Sécession en se rendant sur le site de la
bataille de Lexington. Je pense que ces méthodes sous-estiment
fortement la capacité de l'enfant à imaginer les choses. Mon fils de 5
ans est tout à fait capable de se représenter les planètes et d'imaginer
que l'une est plus loin du Soleil et l'autre plus proche, que donc
certaines sont très froides et d'autres très chaudes. Il pose beaucoup
de questions pour comprendre cela le mieux possible. Bien sûr, il n'a pu
à aucun moment expérimenter directement l'existence des planètes ou
leur température. Je pense en fait que les enseignants pourraient être
beaucoup plus aventureux, et engager les enfants de maternelle dans des
récits d'histoire, d'archéologie ou de cosmologie. Il n'y a pas de
limites.
Sous un angle négatif, il faut bien sûr se rappeler
qu'une grande partie de ce que l'on raconte aux enfants est acceptée
sans sens critique, même si, dès 5 ou 6 ans, ils se révèlent capables de
comparer ce que vous leur avez dit avec d'autres récits, et de repérer
les inconsistances. Ils sont donc très actifs pour organiser
l'information qui leur est fournie. Néanmoins, il est sans doute
essentiel de leur fournir une indication sur le type de fiction qu'on
leur présente : fondée sur la réalité, réelle mais qui n'existe plus, ou
bien tout à fait imaginaire, etc.
Bien sûr, la plupart des formes
d'enseignement religieux ne donnent pas cette information : elles ne
signalent pas que c'est une croyance. Il y a donc une tension entre deux
extrêmes : soit laisser l'enfant tout découvrir lui-même, comme le
préconisent certaines méthodes pédagogiques, soit, au contraire, lui
fournir tout préparé ce qu'il doit considérer comme la vérité. La
situation intermédiaire étant, bien sûr, de l'aider à faire la part
entre son imaginaire, celui des autres et la réalité.
Propos recueillis par GAËTANE CHAPELLE
Paul L. Harris
Psychologue à l'université d'Harvard, auteur notamment de The Work of the Imagination, Blackwell Publishing, 2000 ; parmi ses articles publiés en français, citons : « Penser à ce qui aurait pu arriver si... », Enfance, n° 54, 2002 ; « Les dieux, les ancêtres et les enfants », Terrain, n° 40, 2003.
Le rôle du jeu dans la construction de soi
Dis-moi à quoi tu joues, je te dirai qui tu es : garçon ou fille, bébé
ou adolescent, le jeune aborde différents mondes (celui des adultes,
celui de ses pairs...) par le biais ludique. Et si le jeu était une
activité plus sérieuse qu'il n'y paraît ?
« Les activités ludiques sont incontournables quand on s'intéresse à l'enfance. »
Le sociologue Ludovic Gaussot en a pris la mesure presque par
hasard, au détour d'une étude sur la préadolescence. Loin, très loin de
toute futilité, les activités ludiques qu'il a observées chez des
enfants de 9 à 11 ans, lui sont apparues comme
« l'une des modalités d'expérimentation du monde social »
; à travers le jeu, la structure et les échanges qu'il implique, les
enfants construiraient leur identité et s'approprieraient les règles de
la vie en société.
Piqué au jeu, le sociologue est parti aux sources d'exploration
du jeu dans le champ des sciences sociales. Il en rapporte d'abord
ceci : l'importance accordée aux activités ludiques dans le
développement de l'enfant n'a pas toujours été ce qu'elle est. Les
analyses sociohistoriques montrent en effet que le sens et le rapport
aux jeux se sont transformés avec l'évolution de la société et des
relations enfants-adultes. L'enfance n'est pas à l'honneur au Moyen Age,
et les rares jeux ou jouets qui l'accompagnent sont souvent condamnés
par l'Eglise. Il faut attendre le xvie siècle, l'influence des
humanistes puis celle des jésuites, pour que les jeux d'enfants gagnent
en considération aux yeux des adultes. Cette attention nouvelle vise à
comprendre les jeux pour mieux les contrôler et les
« rationaliser ».
Les jeux se spécifient ainsi avec l'âge et certains d'entre eux
sont valorisés et encouragés. L'exercice physique par exemple, trouve
une justification hygiénique, pédagogique et patriotique, qui prélude à
l'entrée du jeu dans la sphère éducative. Un savoir scientifique sur le
jeu, support du
« bon élevage » de l'enfant, s'élabore dans le sillage des recherches du psychologue Jean Piaget. Le jeu s'impose comme une activité
« sérieuse, éducative, pédagogique » tout autant que de loisir, indispensable au développement de l'enfant.
Jouer, c'est faire semblant
A ce souci éducatif - bien plus marqué dans les classes sociales
supérieures - s'ajoute celui de l'autonomie personnelle et de la
sociabilité : les jeux tentent de répondre aux compétences requises
socialement. La psychologie sociale et la sociologie cognitive entrent
dans la partie pour appréhender le rôle du jeu dans la construction de
soi et dans la vie sociale. George H. Mead, un sociopsychologue du début
du xixe siècle, décrit ainsi les jeux comme des métaphores du
« vrai » jeu social, dont il distingue deux types de pratiques : le jeu libre (
game) et le jeu réglementé (
play).
Le premier consiste à s'identifier à quelque chose ou à quelqu'un (par
exemple, pour les petites filles, à parler à sa poupée de la manière
dont lui parle sa mère). Le second désigne les jeux collectifs ou
« jeux de société »,
dans lesquels les différents rôles sont définis, assumés et
interdépendants. Ces deux types de jeux, par les interactions sociales
qu'ils impliquent, permettraient à l'enfant de
« prendre conscience de lui-même » tout en intégrant la norme collective. En faisant
« passer du geste au rôle, de l'action au symbole, du rôle isolé au système coordonné »,
le jeu assurerait en outre le développement de capacités cognitives,
impliquées dans la construction sociale de l'identité (subjective) et de
la réalité (objective).
Une autre approche, socioculturelle, s'attarde sur le rôle des
jeux (ou des jouets offerts aux enfants) dans la division sexuelle de la
société. Elle rappelle que les jouets sont souvent conçus pour les
garçons ou pour les filles en rapport avec les rôles sociaux qu'on
attend d'eux. Les jeux font ainsi partie de ces
« exercices structuraux »
décrits par Pierre Bourdieu, qui permettent la transmission des schèmes
fondamentaux de la société, telle l'opposition féminin-masculin. En
consolidant l'identité et les différences sexuelles des enfants, les
jeux favoriseraient l'acceptation par les pairs et l'intégration à la
société.
Sous l'oeil des chercheurs en socioéconomie, le jeu apparaît
enfin comme le reflet des valeurs, des idéaux et des règles des sociétés
contemporaines. Le
« style de vie » dominant de nos sociétés de
consommation - acheter et vendre - y serait mis en scène et valorisé
dans une sorte d'initiation à l'économie marchande.
Mais
« au-delà du fonds de la culture, socialement partagé par tous »,
qu'y a-t-il ? L'étude de L. Gaussot sur les préadolescents vient
rappeler que les formes et les contenus du jeu diffèrent d'un enfant à
l'autre, selon son milieu, son âge et son sexe. Si les jeux de société
font l'objet de quelques nuances sociales de goût (les petits chevaux
auraient la faveur des enfants d'ouvriers, le
Risk celle des
enfants de cadres), c'est, dit-il, entre sexes et au niveau des jouets
que s'observent les plus grandes différences. Les stéréotypes ont
faibli, mais le jouet reste soumis aux distinctions de genres ; en
d'autres termes, les garçons gardent l'apanage des petites voitures, et
les filles de la poupée. Jeux et jouets se différencient aussi selon les
âges. L. Gaussot montre comment les préadolescents, impatients de
gagner le monde des « grands », renient le « joujou », attribué à
l'enfance, pour de nouvelles pratiques et technologies comme les jeux
vidéo. Le chercheur en conclut que c'est surtout dans l'univers des
jouets, où s'expérimente le « je », que l'enfant façonne son identité.
Tandis que les jeux collectifs, où s'expérimente le « nous »,
faciliteraient l'intégration au monde des adultes.
L'enfant s'essaie sans danger à ces représentations miniatures de
la société et de ses rôles que sont les activités ludiques. Les
sociologues y trouvent en retour un reflet éclairant du monde
contemporain. S'il fallait en faire le dessin, le jeu pourrait être un
chemin semé d'obstacles, reliant, à double sens, le monde des enfants à
celui des adultes.
HÉLÈNE VAILLÉ