lundi 9 juillet 2012

Imaginer pour grandir. Entretien avec Paul L. Harris

 

Imaginer pour grandir. Entretien avec Paul L. Harris

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Pour Paul L. Harris, l'imagination ne domine pas la pensée de l'enfant, mais émerge progressivement et lui permet de s'adapter au monde.
Dans l'imaginaire français, que ce soit au cinéma, dans les romans ou dans les conversations ordinaires, l'Anglais se comporte toujours avec une très grande courtoisie et un flegme inébranlable. Ainsi en est-il également de Paul L. Harris. Notre conversation dans son bureau à l'université de Harvard fut un voyage à la fois riche et précis dans le monde de l'imagination de l'enfant. P.L. Harris fait partie de ces chercheurs en psychologie qui marient une approche scientifique rigoureuse des comportements humains à un intérêt pour des phénomènes psychologiques difficiles à cerner et à mesurer. Les émotions d'abord, l'imagination ensuite font ainsi partie de ses intérêts de recherche depuis vingt ans. Sans peur du risque, il augmente encore la difficulté à traiter ces questions en les abordant chez l'enfant, et sans hésiter à le faire chez le petit de 2 ou 3 ans. Après avoir défendu son doctorat à l'université d'Oxford, c'est là qu'il commence sa carrière de chercheur et qu'il devient un spécialiste de psychologie du développement et de l'enfant. Après avoir longuement étudié les émotions des enfants, il en est venu à se pencher sur leur imagination. Dans son livre The Work of the Imagination, il explore la façon dont se développe l'imagination chez l'enfant, son rôle dans sa vision du monde et dans la distinction qu'il peut faire entre fiction et réalité, et l'influence qu'elle a sur ses émotions et ses relations avec les adultes.

Sciences Humaines : Avant que vous nous parliez de vos travaux sur l'imagination chez l'enfant, pouvez-vous nous dire ce qu'est l'imagination ?

Paul L. Harris : Les psychologues qui travaillent sur l'imagination insistent souvent sur la créativité, l'originalité, comme si l'imagination était réservée à certaines circonstances. Moi, j'adopte une vision beaucoup plus large de l'imagination. J'affirme que nous l'utilisons dans toutes les circonstances où il faut envisager des alternatives à la réalité. Par exemple, lorsqu'on s'interroge sur le futur, on imagine comment la situation présente va évoluer, dans quelles directions. Lorsqu'on repense au passé, si on regrette ce qu'il a été, on peut imaginer les façons dont il aurait pu être différent. Dans le récit historique des causes de la Première Guerre mondiale ou de la si longue période d'esclavage en Amérique du Nord, la question est souvent : « Que se serait-il passé si... ? » Cela s'appelle un raisonnement contrafactuel.
L'imagination intervient également lorsque quelqu'un nous parle d'un événement dont nous n'avons pas été témoins. Et dont nous n'avons par le même coup aucun souvenir. Dans ce cas, pour visualiser ou imaginer cet événement - qu'il ait réellement existé ou qu'il soit tout à fait fictif -, nous utilisons notre imagination. Tout autant lorsqu'un collègue nous raconte un épisode professionnel conflictuel, auquel nous n'avons pas participé, qu'à la lecture d'Anna Karénine. A chaque fois, nous imaginons des scènes dont nous n'avons pas été témoins. Il ne s'agit pas d'être particulièrement créatif, mais seulement d'utiliser une faculté essentielle à de nombreuses activités humaines.

Mais alors en quoi l'imagination diffère-t-elle de la simple capacité à avoir des représentations mentales ?

Les représentations mentales contiennent n'importe quel concept que l'on a pu former à partir du réel qui nous entoure. L'imagination permet plus que cela : grâce à elle, on ne se représente pas seulement ce que les choses sont, mais ce qu'elles auraient pu être.

Que sait-on de l'imagination chez l'enfant ?

Dans l'histoire des théories sur l'imagination, deux scientifiques célèbres ont proposé leur vision des choses : Sigmund Freud et Jean Piaget. Tous deux partent de l'idée que le très jeune enfant est envahi par son imaginaire et qu'il ne développe que très lentement une conception plus objective du monde. Freud parle de « processus primaire », Piaget de « pensée autistique ». Piaget était en fait fortement influencé par la psychanalyse, spécialement au début de sa carrière. Il faut se souvenir qu'il a passé du temps à Zurich où il a été marqué par Eugen Bleuler qui, malgré un grand nombre de divergences, était par certains côtés un disciple de Freud.
Pour ma part, je me démarque de Freud et Piaget. A l'inverse, je dirais que l'imagination ne domine pas la pensée de l'enfant au début de sa vie, mais qu'elle émerge progressivement. Par ailleurs, lorsque la capacité d'imagination apparaît, je ne pense pas qu'elle ait besoin d'être retenue, contrôlée, soumise à une pensée qui serait plus raisonnable ou rationnelle. Bien au contraire : l'imagination est nécessaire à la pensée de l'enfant dès ses 18 mois et continue à l'être jusqu'à la vie adulte.
La question est maintenant de savoir comment elle se développe.
Malgré mes désaccords avec Piaget au niveau théorique, je dois dire qu'il était par contre un merveilleux observateur du développement de l'enfant et, dans ce qui nous concerne ici, du développement de ce qu'on peut appeler le « jeu du semblant » et que lui appelait le « jeu symbolique ». L'observation principale de Piaget est que les enfants réutilisent, réorganisent et remettent en scène des petits scripts de la vie quotidienne qu'ils ont vécus pendant leur première année. Comme, par exemple, les épisodes d'habillages et déshabillages, ou de bains, de repas, etc. Dans leur deuxième année, ils recycleraient ces représentations, mais cette fois en dehors du contexte réel, en les reproduisant par exemple avec l'une de leurs peluches.
Le « jeu du semblant » est également intéressant à observer chez les primates non humains, chez qui il n'existe pas de forme très élaborée de jeu symbolique. Et il n'existe en tout cas jamais de « jeu du semblant » collaboratif, comme on peut l'observer chez l'humain de 3 ou 4 ans.
Le « jeu du semblant » est également très révélateur dans un tout autre domaine : celui des enfants autistes. Depuis le début, la définition du syndrome inclut l'idée que les enfant autistes ont de pauvres capacités de « jeu du semblant ». Et, bien sûr, on sait que ces enfants ont des difficultés énormes à partager leurs idées avec d'autres gens, et que leurs centres d'intérêt sont très étroits. Un manque d'imagination est donc bien plus souvent un problème qu'un avantage.

Comment l'enfant fait-il pour distinguer ce qui est réel de ce qui est imaginaire ?

Cela dépend si l'on parle de la fiction que l'enfant invente pour lui-même ou ses camarades dans le « jeu du semblant », ou de celle à laquelle il est confronté dans un livre ou à la télévision.
Commençons par celle qu'il invente en jouant. Il est bien sûr très difficile de tester des enfants de 18 mois ou 2 ans. Mais on peut interroger un enfant de 3 ans. Il peut par exemple imaginer qu'il a un chien, qu'il joue avec lui, même si personne ne peut le voir. Puis, ce chien imaginaire peut tout à coup, selon les désirs de l'enfant, se transformer en loup ou en dinosaure. Si on l'interroge, on constate qu'il fait très bien la différence entre des idées qu'il a générées dans son esprit et le monde réel.
A propos des fictions qu'il rencontre dans les livres, ou à la télévision, les choses sont plus compliquées. Les images télévisées ne comportent pas une étiquette disant « ceci est vrai », ou « ceci est un morceau de passé et n'existe plus au présent », ou « ceci est moins vrai », ou « ceci est pur produit de l'imagination des producteurs ». Pour distinguer toutes ces fictions et réalités, je pense que l'enfant dépend de son développement culturel.
Dans ces cas-là, l'enfant adopte une démarche prosaïque et directe, la même que celle qu'il adopte pour d'autres apprentissages conceptuels : il s'empare de cette représentation particulière que la télévision ou le livre lui propose, et y cherche les indices qui la constituent pour décider s'il s'agit d'une fiction ou de la réalité. De la même manière que lorsqu'il doit décider ce qui fait la différence entre les fruits et les légumes. L'enfant connaît la distinction fondamentale entre les deux, mais parfois, certains cas sont un peu problématiques, comme une tomate par exemple. Ou pour la différence entre un mammifère et un poisson, lorsqu'il est confronté à une baleine. Dans ces cas-là, donc, il devra chercher plus d'éléments ou d'informations venant des autres pour trouver la réponse. Dans le cas des fictions ou de la réalité des histoires qu'on lui raconte, c'est la même chose.

Vous avez consacré une grande partie de vos travaux aux relations entre imagination et émotions. Et vous proposez une relation entre les deux un peu contre-intuitive. Vous affirmez que ce n'est pas parce que l'enfant cherche à vivre certaines émotions qu'il utilise son imagination, mais l'inverse : c'est en utilisant son imagination qu'il vit des émotions. Pouvez-vous expliquer ?

Selon la conception traditionnelle de Piaget et de Freud, l'imagination est dirigée par les émotions et les désirs. Piaget raconte cet épisode pendant lequel sa fille Jacqueline, à qui on interdit de jouer avec de l'eau dans la cuisine, va prendre un récipient et prétendre qu'il est plein d'eau. Selon Piaget, cet exemple montre que l'imagination est sollicitée pour suppléer la réalité, qu'elle permet de remplacer le réel absent par de l'imaginaire. On retrouve la même conception chez Freud : l'imagination est un moyen de combler les désirs frustrés par la réalité.
Même si l'imagination sert en effet parfois dans ces situations, je ne pense pas que ce soit son rôle dans la majorité des cas. Notre imagination s'alimente de plein d'autres choses que ce qui n'a pu exister réellement. Nous imaginons par exemple souvent des situations que l'on ne voudrait jamais voir arriver. Même les jeunes enfants utilisent leur imagination comme cela. Margaret Taylor raconte un très beau cas qui le montre : une petite fille s'est inventé un poney imaginaire. Un jour, ses parents veulent l'emmener à un spectacle hippique. Une fois là-bas, l'enfant se plaint et est très frustrée par le fait que son poney imaginaire a refusé de l'accompagner. Si l'imagination servait seulement à combler des frustrations, la petite fille aurait inventé le fait que son poney était présent.
De façon plus générale, je ne crois pas que les idées que l'on génère soient dirigées par nos désirs. Sinon, pourquoi certains enfants se bercent-ils de pensées qui les effraient, ou pourquoi irions-nous voir des films ou lirions-nous des livres qui nous affectent, nous rendent tristes ou nous effraient ? Je pense que les spécialistes de l'imagination devraient davantage mettre l'accent sur la façon dont l'imagination peut activer les émotions, plutôt que l'inverse.
Dans mon ouvrage The Work of the Imagination, j'affirme que le jeune enfant, même s'il est intellectuellement tout à fait capable de faire la différence entre l'imaginaire et la réalité, dispose d'une vie imaginaire suffisamment riche pour éveiller en lui des émotions, parfois très fortes. Comme l'enfant qui, au moment d'aller se coucher, commence à imaginer des monstres et s'en affole. Si ses parents lui disent : « Il n'y a pas de monstre, c'est dans ton imagination », l'enfant répond souvent : « Je sais bien que c'est dans mon imagination, mais j'ai peur quand même. »
Les adultes ne sont pas différents, lorsqu'ils regardent un film d'horreur : ils savent bien que c'est imaginaire ; cela ne les empêche pas de sentir leur coeur s'accélérer ou d'être effrayés. Il y a donc à ce niveau une grande proximité entre l'enfant et l'adulte. La différence est sans doute que l'adulte peut mieux prendre conscience qu'il est le jouet de son imagination, et ainsi abaisser l'intensité de son émotion, alors que l'enfant de 4 ans se laisse submerger. Ce n'est donc pas une différence de capacité d'imagination, mais une différence de capacité à réguler ses émotions.

Mais alors, pourquoi l'enfant se fait-il peur avec son imagination ?

Ce n'est pas facile de répondre à cette question. On peut tout d'abord se demander ce que cela rapporte en termes évolutifs : quel avantage y a-t-il, pour la survie de l'espèce humaine, de disposer d'un système cognitif qui peut créer des fictions, inventer des situations inexistantes et, par ce fait-là, activer le système émotionnel ? Il existe au moins deux situations dans lesquelles ce peut être un avantage. La première est celle dont parle Antonio Damasio : lorsqu'une personne doit évaluer la suite possible d'un événement, si elle peut la tester virtuellement grâce à son imagination, et vérifier quelles réactions émotionnelles, de peur ou de plaisir, cela risque de provoquer en elle, elle peut mieux prendre des décisions sur le cours des choses. Il est donc possible, mais c'est tout à fait spéculatif, que l'expansion du cortex frontal dans l'évolution humaine a permis d'augmenter la capacité à planifier. Certaines données archéologiques vont dans ce sens, comme des traces technologiques de transport de matériel sur de grandes distances. Et l'on peut raisonnablement admettre qu'il est plus utile d'avoir un individu capable d'imaginer des possibilités, et les émotions qui y sont associées, qu'un individu capable uniquement de projections rationnelles et froides, sorte de docteur Spock. Si ces hypothèses sont vraies, on peut penser que les réactions de l'être humain aux fictions ou le goût de l'enfant pour le « jeu du semblant » sont le résultat d'un tel processus évolutif.
Une autre explication est également plausible. Le langage humain est complexe et riche. Il peut donc servir à faire des commentaires sur l'ici et maintenant, tout comme certains systèmes de signes symboliques que le singe est également capable de manipuler. Mais le langage humain permet surtout de parler d'événements passés ou futurs, ou dont on n'a pas été témoin. Ainsi, lorsqu'une personne raconte à une autre un événement que cette dernière n'a pas vécu, il est certainement avantageux, au sens évolutif du terme, qu'elle puisse se représenter la situation avec toutes ses implications émotionnelles. Les conversations ordinaires seraient donc des évocations efficaces des émotions que les autres ont vécues ou prétendent avoir vécues, et permettraient ainsi d'apprendre comment y réagir. Le cinéma, les romans, les fictions ne feraient rien d'autre que les évoquer plus puissamment.

Peut-on alors imaginer que le « jeu du semblant » ait comme fonction d'apprendre à l'enfant à réguler les émotions provoquées automatiquement par son imagination ? Ou bien est-ce le contraire ? Le « jeu du semblant » développe-t-il une imagination capable d'éveiller des émotions en lui ?

Je dirai un peu des deux. Lorsqu'un enfant joue avec un camarade, ou avec son père, et que son partenaire prétend être un loup ou un tigre, qui rugit et l'attaque, sa réaction de peur est assez automatique. Même si à 3 ou 4 ans, l'enfant peut faire la distinction entre l'imaginaire et la réalité, il est beaucoup moins capable de se convaincre lui-même du fait que, puisque son père fait seulement semblant d'être un tigre, il n'a pas besoin d'être réellement effrayé. A 8 ans, par contre, il ne se laissera plus effrayer. La différence entre les deux réside sans doute dans le développement de stratégies d'autorégulation et non dans une question de capacités intellectuelles. Ceci dit, les adultes eux-mêmes varient beaucoup dans leur capacité à réguler leurs émotions : certains ont besoin d'une boîte de mouchoirs lorsqu'ils vont au cinéma pendant que d'autres n'ont pas même la larme à l'oeil.
Mais il est aussi vrai qu'utiliser son imagination peut permettre d'augmenter les capacités émotionnelles. On peut raisonnablement penser que par le « jeu du semblant », ou en lisant des fictions, l'enfant peut s'entraîner et se projeter dans une expérience de vie qui n'est pas la sienne. Il n'apprend pas à générer des émotions, mais plutôt à générer tous les détails de la situation dont il a besoin pour réellement se mettre à la place de l'autre. Mon fils Remy a 10 ans et lit des romans historiques sur des enfants qui grandissent dans le sud des Etats-Unis pendant les années 30 ou 40 et qui sont victimes de racisme. Et ces histoires de pauvres enfants noirs de l'Etat du Mississippi ou d'enfants esclaves au xixe siècle l'affectent réellement. Il réagit en fait de la même manière que vous et moi quand nous lisons un bon roman : le romancier réussit à nous absorber dans un instant particulier de vie, en nous donnant tous les détails nécessaires à l'illusion de le vivre soi-même. L'émotion est donc provoquée par la richesse de la reconstruction imaginaire. Même si je n'ai pas de preuves empiriques pour l'affirmer, je serais donc tenté de dire que la littérature, le cinéma ou le théâtre élargissent nos capacités émotionnelles.

Vous insistez dans votre livre sur le rôle de l'adulte dans l'imaginaire de l'enfant. Car c'est lui qui raconte les histoires, vraies ou fictives. Pouvez-vous expliquer ?

Je voudrais tout d'abord faire une remarque. Les psychologues du développement ont beaucoup insisté sur la capacité des enfants à être actifs, à observer, à explorer. Cette conception de l'enfant a influencé l'environnement pédagogique en maternelle. Les professionnels se reconnaissent dans les théories de Piaget, ou celles de Maria Montessori, car ils insistent sur le fait que les enfants doivent avoir des activités de jeu expérimental : jouer avec l'eau, le sable, le riz ; l'enfant est conçu comme un petit scientifique qui interagit avec la réalité et se figure ainsi progressivement la façon dont sont faites les choses. C'est sans doute vrai, mais largement exagéré. L'enfant dispose aussi d'autres outils intellectuels, tout autant essentiels : il peut, dans ses conversations avec les adultes, les interroger sur toutes sortes de choses, même celles qu'il n'a pas eu l'opportunité d'observer. L'adulte joue donc en effet un grand rôle dans la formation de l'imaginaire de l'enfant, et dans la distinction entre les fictions et la réalité.
Bien sûr, l'adulte va fournir différents types d'informations. Certaines que l'on pourrait appeler des informations objectives, comme « la terre a l'air plate, mais en fait elle est ronde », « les chimpanzés et les humains ont l'air très différents, mais en fait les théories de l'évolution nous ont révélé qu'à certains niveaux plus profonds, il existe une très grande continuité entre eux et nous », etc. Mais évidemment, l'adulte offre aussi à l'enfant des récits sur d'autres aspects du monde que l'enfant ne peut pas observer, comme le père Noël, ou la petite souris qui vient ramasser les dents de lait, ou Dieu. Dans tous les cas, l'enfant y croit en fonction de la fréquence et l'insistance du récit. Cela veut-il dire que les enfants croient tout ce qu'on leur raconte et qu'ils ne peuvent vérifier par eux-mêmes ? Comment font-ils la distinction entre ce qui est fondé sur des données empiriques et une tradition scientifique, et ce qui est issu de la foi, de rituels religieux par exemple ?
Ce n'est pas facile à dire. Peut-être certains enfants ne font-ils pas tant que ça la différence. Ici aux Etats-Unis, ceux à qui l'on enseigne les théories créationnistes (selon lesquelles Dieu a créé le monde en sept jours) ne font peut-être pas une distinction très claire entre les affirmations scientifiques et celles des fondamentalistes chrétiens.

Puisque dans la relation entre l'adulte et l'enfant, il y a une part de confiance dans ce que l'adulte dit, comment celui-ci peut-il utiliser l'imagination de l'enfant ?

Sous un angle positif, l'imagination de l'enfant peut être un outil puissant. Il n'y a donc aucune raison de ne pas en profiter pour l'amener à se projeter dans des modes de vie qui lui sont très étrangers, comme ceux d'un esclave au xixe siècle en Amérique, ou d'un homme de Neandertal, ou d'un enfant dans l'ancienne Egypte. On observe pourtant, dans certaines méthodes pédagogiques en histoire et sciences sociales, une tendance et une pression à partir de la réalité de l'enfant, de son environnement local. Ici à Cambridge, les enfants étudient la guerre de Sécession en se rendant sur le site de la bataille de Lexington. Je pense que ces méthodes sous-estiment fortement la capacité de l'enfant à imaginer les choses. Mon fils de 5 ans est tout à fait capable de se représenter les planètes et d'imaginer que l'une est plus loin du Soleil et l'autre plus proche, que donc certaines sont très froides et d'autres très chaudes. Il pose beaucoup de questions pour comprendre cela le mieux possible. Bien sûr, il n'a pu à aucun moment expérimenter directement l'existence des planètes ou leur température. Je pense en fait que les enseignants pourraient être beaucoup plus aventureux, et engager les enfants de maternelle dans des récits d'histoire, d'archéologie ou de cosmologie. Il n'y a pas de limites.
Sous un angle négatif, il faut bien sûr se rappeler qu'une grande partie de ce que l'on raconte aux enfants est acceptée sans sens critique, même si, dès 5 ou 6 ans, ils se révèlent capables de comparer ce que vous leur avez dit avec d'autres récits, et de repérer les inconsistances. Ils sont donc très actifs pour organiser l'information qui leur est fournie. Néanmoins, il est sans doute essentiel de leur fournir une indication sur le type de fiction qu'on leur présente : fondée sur la réalité, réelle mais qui n'existe plus, ou bien tout à fait imaginaire, etc.
Bien sûr, la plupart des formes d'enseignement religieux ne donnent pas cette information : elles ne signalent pas que c'est une croyance. Il y a donc une tension entre deux extrêmes : soit laisser l'enfant tout découvrir lui-même, comme le préconisent certaines méthodes pédagogiques, soit, au contraire, lui fournir tout préparé ce qu'il doit considérer comme la vérité. La situation intermédiaire étant, bien sûr, de l'aider à faire la part entre son imaginaire, celui des autres et la réalité.
Propos recueillis par GAËTANE CHAPELLE

Paul L. Harris


Psychologue à l'université d'Harvard, auteur notamment de The Work of the Imagination, Blackwell Publishing, 2000 ; parmi ses articles publiés en français, citons : « Penser à ce qui aurait pu arriver si... », Enfance, n° 54, 2002 ; « Les dieux, les ancêtres et les enfants », Terrain, n° 40, 2003.




Le rôle du jeu dans la construction de soi


Dis-moi à quoi tu joues, je te dirai qui tu es : garçon ou fille, bébé ou adolescent, le jeune aborde différents mondes (celui des adultes, celui de ses pairs...) par le biais ludique. Et si le jeu était une activité plus sérieuse qu'il n'y paraît ?
« Les activités ludiques sont incontournables quand on s'intéresse à l'enfance. » Le sociologue Ludovic Gaussot en a pris la mesure presque par hasard, au détour d'une étude sur la préadolescence. Loin, très loin de toute futilité, les activités ludiques qu'il a observées chez des enfants de 9 à 11 ans, lui sont apparues comme « l'une des modalités d'expérimentation du monde social » ; à travers le jeu, la structure et les échanges qu'il implique, les enfants construiraient leur identité et s'approprieraient les règles de la vie en société.
Piqué au jeu, le sociologue est parti aux sources d'exploration du jeu dans le champ des sciences sociales. Il en rapporte d'abord ceci : l'importance accordée aux activités ludiques dans le développement de l'enfant n'a pas toujours été ce qu'elle est. Les analyses sociohistoriques montrent en effet que le sens et le rapport aux jeux se sont transformés avec l'évolution de la société et des relations enfants-adultes. L'enfance n'est pas à l'honneur au Moyen Age, et les rares jeux ou jouets qui l'accompagnent sont souvent condamnés par l'Eglise. Il faut attendre le xvie siècle, l'influence des humanistes puis celle des jésuites, pour que les jeux d'enfants gagnent en considération aux yeux des adultes. Cette attention nouvelle vise à comprendre les jeux pour mieux les contrôler et les « rationaliser ».
Les jeux se spécifient ainsi avec l'âge et certains d'entre eux sont valorisés et encouragés. L'exercice physique par exemple, trouve une justification hygiénique, pédagogique et patriotique, qui prélude à l'entrée du jeu dans la sphère éducative. Un savoir scientifique sur le jeu, support du « bon élevage » de l'enfant, s'élabore dans le sillage des recherches du psychologue Jean Piaget. Le jeu s'impose comme une activité « sérieuse, éducative, pédagogique » tout autant que de loisir, indispensable au développement de l'enfant.

Jouer, c'est faire semblant

A ce souci éducatif - bien plus marqué dans les classes sociales supérieures - s'ajoute celui de l'autonomie personnelle et de la sociabilité : les jeux tentent de répondre aux compétences requises socialement. La psychologie sociale et la sociologie cognitive entrent dans la partie pour appréhender le rôle du jeu dans la construction de soi et dans la vie sociale. George H. Mead, un sociopsychologue du début du xixe siècle, décrit ainsi les jeux comme des métaphores du « vrai » jeu social, dont il distingue deux types de pratiques : le jeu libre (game) et le jeu réglementé (play). Le premier consiste à s'identifier à quelque chose ou à quelqu'un (par exemple, pour les petites filles, à parler à sa poupée de la manière dont lui parle sa mère). Le second désigne les jeux collectifs ou « jeux de société », dans lesquels les différents rôles sont définis, assumés et interdépendants. Ces deux types de jeux, par les interactions sociales qu'ils impliquent, permettraient à l'enfant de « prendre conscience de lui-même » tout en intégrant la norme collective. En faisant « passer du geste au rôle, de l'action au symbole, du rôle isolé au système coordonné », le jeu assurerait en outre le développement de capacités cognitives, impliquées dans la construction sociale de l'identité (subjective) et de la réalité (objective).
Une autre approche, socioculturelle, s'attarde sur le rôle des jeux (ou des jouets offerts aux enfants) dans la division sexuelle de la société. Elle rappelle que les jouets sont souvent conçus pour les garçons ou pour les filles en rapport avec les rôles sociaux qu'on attend d'eux. Les jeux font ainsi partie de ces « exercices structuraux » décrits par Pierre Bourdieu, qui permettent la transmission des schèmes fondamentaux de la société, telle l'opposition féminin-masculin. En consolidant l'identité et les différences sexuelles des enfants, les jeux favoriseraient l'acceptation par les pairs et l'intégration à la société.
Sous l'oeil des chercheurs en socioéconomie, le jeu apparaît enfin comme le reflet des valeurs, des idéaux et des règles des sociétés contemporaines. Le « style de vie » dominant de nos sociétés de consommation - acheter et vendre - y serait mis en scène et valorisé dans une sorte d'initiation à l'économie marchande.
Mais « au-delà du fonds de la culture, socialement partagé par tous », qu'y a-t-il ? L'étude de L. Gaussot sur les préadolescents vient rappeler que les formes et les contenus du jeu diffèrent d'un enfant à l'autre, selon son milieu, son âge et son sexe. Si les jeux de société font l'objet de quelques nuances sociales de goût (les petits chevaux auraient la faveur des enfants d'ouvriers, le Risk celle des enfants de cadres), c'est, dit-il, entre sexes et au niveau des jouets que s'observent les plus grandes différences. Les stéréotypes ont faibli, mais le jouet reste soumis aux distinctions de genres ; en d'autres termes, les garçons gardent l'apanage des petites voitures, et les filles de la poupée. Jeux et jouets se différencient aussi selon les âges. L. Gaussot montre comment les préadolescents, impatients de gagner le monde des « grands », renient le « joujou », attribué à l'enfance, pour de nouvelles pratiques et technologies comme les jeux vidéo. Le chercheur en conclut que c'est surtout dans l'univers des jouets, où s'expérimente le « je », que l'enfant façonne son identité. Tandis que les jeux collectifs, où s'expérimente le « nous », faciliteraient l'intégration au monde des adultes.
L'enfant s'essaie sans danger à ces représentations miniatures de la société et de ses rôles que sont les activités ludiques. Les sociologues y trouvent en retour un reflet éclairant du monde contemporain. S'il fallait en faire le dessin, le jeu pourrait être un chemin semé d'obstacles, reliant, à double sens, le monde des enfants à celui des adultes.
HÉLÈNE VAILLÉ
      (http://www.scienceshumaines.com/imaginer-pour-grandir-entretien-avec-paul-l-harris_fr_13621.html)


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