lundi 17 septembre 2012

Foucault et la question de la légitimité (1)

Foucault et la question de la légitimité (1)

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Monica Loyola Stival – doctorante à l’Université de São Paulo où elle rédige une thèse intitulée « Anthropologie et politique chez Foucault » sous la direction d’Alberto Ribeiro de Moura.

Si les analyses foucaldiennes de la modernité libérale peuvent être tenues pour des avancées importantes dans le débat politique, il est essentiel de considérer que mettre au jour les jeux de force ne signifie pas renoncer à la rationalité, que penser les relations de pouvoir selon l’aspect par lequel elles sont des rapports de force et de domination n’implique pas de dévaluer les discussions et les conquêtes de l’Aufklärung, que critiquer la centralité du juridique ne revient pas à mépriser, purement et simplement, les institutions et les lois. « Je ne suis guère convaincu, dit Foucault, quand on me dit que les libertés aujourd’hui sont entamées, que les droits s’effritent et que les espaces se resserrent autour de chacun d’entre nous »[1].

Il importe de voir que les impasses qui se formulent à partir de la pensée de Foucault ne relèvent pas chez lui d’un refus de la normativité ou d’un mépris de la raison, dans le même temps qu’il considère que la conception strictement juridique du pouvoir est impropre à saisir pleinement la question de la domination. C’est pourquoi il faut avant tout un diagnostic du présent compatible avec la conscience politique commune qui ne soit pas cependant formulé dans le cadre du modèle théologico-juridique :

Il faut d’ailleurs faire confiance à la conscience politique des gens. Quand tu leur dis : « Vous êtes dans un État fasciste, et vous ne le savez pas », les gens savent qu’on leur ment. Quand on leur dit :« Jamais les libertés n’ont été plus limitées et menacées que maintenant », les gens savent que ce n’est pas vrai. Quand on dit aux gens : « Les nouveaux Hitler sont en train de naître sans que vous vous en aperceviez », ils savent que c’est faux. En revanche, si on leur parle de leur expérience réelle, de ce rapport inquiet, anxieux qu’ils ont avec les mécanismes de sécurité [...], alors là, ils sentent très bien, ils savent que ce n’est pas du fascisme, mais quelque chose de nouveau[2].

Il faut un diagnostic politique qui puisse répondre à ce type de “description” et, pourtant, il ne doit pas se formuler dans le cadre de ce que Foucault appelle le modèle juridico-théologique, au risque de négliger les rapports de force irréductibles aux relations juridiques. Il s’agit alors de comprendre en quoi ce modèle juridico-théologique, qui est essentiellement lié à la définition du légitime, est impropre à fournir un tel diagnostic.

***

Pour Foucault, Habermas et Dilthey, partant de Kant, auraient conçu l’idée de légitimité en la rapportant aux règles, à la loi, au droit, quand il prétend pour sa part rapporter les conditions de constitution de l’expérience à l’histoire factuelle. En ce sens, la légitimité elle-même doit être comprise à partir du système historique de constitution de l’expérience. Relevant du pouvoir plutôt que de la connaissance, l’analyse foucaldienne se développe « non pas comme une enquête en légitimité, mais comme quelque chose que j’appellerais une épreuve d’évènementialisation »[3]. Cette évènementialisation s’oppose à l’idée d’une légitimité circonscrite a priori. La question de la possibilité de la légitimité et de son statut est secondaire par rapport à celle des conditions d’existence, précisément parce que le sens même de la légitimité est déterminé dans la pratique, laquelle est aussi jeu de force.

Ériger la question de la légitimité en paradigme de l’analyse politique semble revenir à placer dès le départ les relations sociales dans le champ de la connaissance ou, du moins, dans le cadre de la raison. La conséquence immédiate en est une détermination a-historique (parfois naturelle) du champ de décision dans lequel se définit le contenu de la dichotomie légitime/illégitime. Circonscrire historiquement ce champ — et, par là même, “dénaturaliser” le lieu de décision — permettra de le comprendre comme étant un champ de dispute. Cela ne signifie donc pas que la légitimité soit en elle-même une question hors de jeu, bien au contraire.

Certaines discussions récentes en philosophie politique semblent manifester qu’il y aurait une sorte d’alternative, s’agissant du diagnostic de la Modernité, entre « État de droit » et « état d’exception ». Pourtant, cette alternative est le résultat d’un seul principe et d’une même conception : celle par laquelle le Droit est compris comme idée maximale de régulation égalitaire des relations entre les hommes, qui garantirait la liberté et serait, en dernière instance, critère de légitimité de l’État. Ce principe juridique est commun à deux voies de la critique politique apparemment opposées, représentées, par exemple, par Habermas et Agamben. On peut affirmer ou bien que, soutenu par l’organisation démocratique des individus dans l’État libéral, le sommet de la réalisation du Droit — et de l’égalité entre les hommes — est proche, ou bien que les inégalités ou les privations de liberté témoignent d’une démocratie formelle seulement, dont le fonctionnement réel s’oppose radicalement à la situation égalitaire et libre, à l’émancipation véritable. Le premier type d’analyse du présent relève de ceux qui comprennent la Modernité libérale comme l’époque de l’institutionnalisation d’un « État de Droit démocratique », tandis que le second l’envisage à partir de sa caractérisation comme époque d’un certain « état d’exception ».

Ces deux voies convergent ainsi sur l’idée d’une centralité du Droit, qu’il soit évalué positivement ou négativement. Foucault n’opte pour aucune d’entre elles, c’est pourquoi il ne s’agit pas pour lui de discuter la notion de démocratie, essentiellement liée à l’appréciation d’un gouvernement comme légitime ou illégitime, gouvernement lui-même pris pour modèle de l’exercice du pouvoir (puissance) ou État. Dans la perspective de Foucault, pour comprendre le présent indépendamment de cette alternative apparente, il sera fondamental de mettre au jour une notion de pouvoir distincte de celle de la puissance.

Cette alternative a ses racines les plus profondes dans la dialectique hégélienne. L’idée générale de cette dernière est celle de la résolution des antinomies concrètes dans et par le droit, apaisement en vue duquel le discours dialectique de Hegel apparaît comme une solution meilleure que celle, “abstraite”, de la critique kantienne, en tant que la première se présente comme extension de celle-ci à la vie “concrète”. « C’est dans cet idéal obscur que libéralisme et socialisme communient encore » [4], écrit Lebrun en suivant Nietzsche. Le diagnostic du présent de Michel Foucault est possible parce qu’il se place en dehors de cette alternative, à partir d’une autre grille d’intelligibilité de l’histoire que celle de l’État juridiquement conçu (à travers le concept de souveraineté) et donc indépendamment du conflit qui conçoit le présent comme lieu de la thèse ou de l’antithèse du mouvement dialectique d’un progrès de l’Histoire.

Le refus de cette clé traditionnelle de lecture n’est pas chez Foucault un parti pris théorique, mais une conséquence de son analyse de l’histoire concrète des relations de pouvoir dans sa configuration moderne, en particulier présente dans les cours de 1978 et 1979. Dans la pensée dialectique, selon Lebrun, la puissance « sera toujours une force docile qui neutralisera la démesure, dominera “l’inégalité de la puissance de la vie” et fera que les tensions se résolvent automatiquement »[5]. Pour Foucault, il s’agit d’un horizon invariablement pacificateur qui ne laisse pas place à la « polémique ».

La principale difficulté de la conception hégélienne d’un État centralisateur apparaît déjà relativement au rapport qu’entretiennent chez Hegel autorité et égalité. Selon Gérard Lebrun, « l’autorité de l’État s’exerce, par définition, sur des individus similaires »[6]. Cela signifie que l’État est pensé par Hegel à l’instar de la notion de justice chez Platon : en son sens plein, l’autorité de l’État serait acceptée sans coercition[7]. Cette relation idéalisée entre l’autorité — pensée comme État — et les hommes permet à Hegel de comprendre l’unification organique, qui dilue pratiquement l’autorité, comme liberté. L’harmonisation des citoyens conformément la finalité du tout est la réalisation de l’égalité, ainsi présupposée dans l’idée d’un État qui serait une “souveraineté inoffensive”. D’après Lebrun, « c’est justement ce mythe d’une “puissance” qui pourrait être dénuée de tout appareil oppressif qui gouverne lumineusement la Philosophie du Droit de Hegel »[8]. Quand le droit sera pleinement réalisé, quand la centralisation absolue de l’État (qui signifie dialectiquement son annulation) sera effective ainsi que la concrétisation parfaite de la justice platonicienne, alors adviendra aussi la fin prévue par le progrès de la raison, l’égalité entre les hommes.

Cependant, avant ce “happy end” de l’histoire, c’est l’autorité qui structure l’État et, ainsi, le champ de la légitimité. C’est pourquoi la souveraineté pensée en ces termes répond d’un modèle théologico-juridique : théologique, parce qu’il fait de l’État le point de connaissance absolu de tous les processus ; juridique, parce que cet État est la raison ultime de la définition de ce qui est légitime et de ce qui ne l’est pas.

Or, l’autorité est, par définition, le résultat et la légitimation de la différence entre gouvernants et gouvernés, et, dans un État de droit, l’institution de la distance légitime entre eux. Depuis Locke, une distinction doit être établie entre deux notions d’autorité, distinction sur laquelle se fonde sa critique de Filmer dans la définition même du « pouvoir politique » :

the power of a magistrate over a subject may be distinguished from that of a father over his children, a master over his servants, a husband over his wife, and a lord over his slave[9].

Le gouvernement civil se situe précisément dans le champ du pouvoir défini par cette différence comme « pouvoir politique ». C’est selon une telle acception du pouvoir proprement politique que Lebrun formule la difficulté hégélienne : « comme l’a montré admirablement Hannah Arendt, c’est à l’économie domestique, à la gestion de l’oïkía, qu’est liée, pour les Grecs, la notion d’autorité (pouvoir du maître sur l’esclave, du père sur le fils, de l’homme sur la femme) : sur ce terrain, l’autorité ne présente pas de difficulté, car elle sanctionne simplement une inégalité naturelle. Mais comment, sans artifice, transposer à la polis des hómoioï cette séparation entre gouvernants et gouvernés ? »[10]. Comment peut-on faire du champ de la politique celui de la juste différence entre ceux qui, par principe, sont ou doivent être égaux ?


[1]Je voudrais remercier infiniment la générosité d’Élodie Djordjevic pour la révision méticuleuse de cet article. « La stratégie du pourtour » in Dits et Écrits II, Paris, Gallimard, 2001, 270, p. 794.

[2] « Michel Foucault : la sécurité et l’État » in Dits et Écrits II, 213, op. cit., p. 387.

[3] Foucault, « Qu’est-ce que la Critique ? » [Critique et Aufklärung], Bulletin de la Société Française de Philosophie, séance du 27 Mai 1978, 84 année, n. 2, avril-juin, 1990, pp. 47-48.

[4] G. Lebrun, A dialética pacificadora, in A filosofia e sua história, São Paulo, Cosac Naify, 2006, p. 97. Cet article n’est pas disponible en français. Les traductions sont entièrement de ma responsabilité.

[5] Lebrun, A dialética pacificadora, op. cit., p. 97.

[6] Lebrun, A dialética pacificadora, op. cit., p. 98.

[7] Lebrun, A dialética pacificadora, op. cit., p. 93.

[8] Lebrun, A dialética pacificadora, op. cit., p. 97.

[9] Locke, Second Treatise in Two Treatises of Government and A Letter Concerning Toleration, Ed. Ian Shapiro, New Haven and London, Yale University Press, 2003, p. 101.

[10] Lebrun, A dialética pacificadora, op. cit., p. 106.

(http://www.implications-philosophiques.org/actualite/foucault-et-la-question-de-la-legitimite-1/)

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