En rappelant que Grecs et Romains pratiquaient la philosophie comme un entraînement quotidien, cet immense érudit a fait sortir les grandes idées des bibliothèques pour les remettre au centre de la vie. Le philosophe Roger-Pol-Droit lui en est infiniment reconnaissant.
La première fois que j’ai rencontré Pierre Hadot, il a fini par m’avouer que j’avais failli le tuer. En juin 1987, à l’occasion d’une nouvelle édition d’« Exercices spirituels et philosophie antique », j’avais consacré à son travail, encore presque inconnu du public, une chronique du journal Le Monde intitulée « Manières de vivre, manières de discourir. Pierre Hadot bouleverse notre image de la philosophie antique ». J’y expliquais comment ce chercheur discret, d’apparence modeste, opérait par son travail, loin des projecteurs et des micros, une sorte de révolution. Avec un savoir époustouflant de précision et une clarté de style accessible à tous, signe de l’élégance des grands, il engageait un changement si profond qu’on peut parler d’un « avant » et d’un « après ».
Modifier l’existence
Avant lui, en effet, on considérait presque toujours la philosophie comme une occupation purement intellectuelle. Etre philosophe, c’était théoriser, examiner des concepts, décortiquer des théories, mettre à l’épreuve la cohérence de systèmes plus ou moins sophistiqués. Cette activité se poursuivait à travers des analyses, argumentations, démonstrations, réfutations, réhabilitations… Ce n’était toujours que « manières de discourir » : cours et conférences, articles et livres. Les questions philosophiques évoquaient des problèmes de bridge, d’échecs ou de géométrie dans l’espace : ardus à résoudre et qui ne changent la vie de personne !
Après l’œuvre de Pierre Hadot, cette philosophie sans impact aucun sur l’existence semble étrange, voire caduque. Ce qu’il a permis de comprendre, presque de toucher du doigt, c’est que la philosophie possède une dimension essentiellement pratique. C’est un exercice, un entraînement, une série d’actes qui modifient l’existence. Au lieu de jouer avec des idées comme on pousse des pions, le philosophe s’engage, pour de bon, dans des « manières de vivre », des périples quotidiens qui métamorphosent radicalement sa trajectoire. Aujourd’hui, ces affirmations sont devenues presque banales. C’est aux travaux de Pierre Hadot, et à leur influence, qu’on doit ce basculement.
Je ne savais pas, à ce moment-là, que cette reconnaissance publique de son travail avait eu pour effet, dès le lendemain, de faire sauter la pompe biologique dont ce grand cardiaque était équipé. Il ne m’a expliqué l’aventure qu’un an plus tard. Pareilles circonstances créent des liens. Ce savant que j’admirais m’a honoré de son amitié. Nous nous sommes, au cours des vingt années suivantes, souvent retrouvés.
Ces rencontres m’ont permis de mieux prendre la mesure du changement d’axe qu’il opérait. Naguère, on abordait Platon et Aristote – mais également Epicure, les stoïciens, les cyniques, les sceptiques… – avant tout comme des « auteurs » ayant pour but ultime de rédiger des livres, d’exposer leur conception du monde, de faire connaître leur doctrine. Je compris que pour Pierre Hadot, toute cette approche était fausse. Selon lui, la seule question qui importait à ces chercheurs de sagesse était en fait : « Comment vivre ? Comment rendre l’existence plus humaine, la volonté plus conforme à la nature, la pensée mieux ajustée au bien ? »
Faire des livres n’était donc pas leur but. Ce n’était qu’un moyen, un exercice pratique parmi d’autres. Leur seul objectif était la sagesse – sous les noms divers de « vertu », « justice », « bonheur », « sérénité », etc. Pierre Hadot m’a plusieurs fois
expliqué, textes en main, comment ce but unique de transformation de soi orientait toute l’activité philosophique des Grecs et des Romains. Il m’arrivait d’objecter que ces penseurs ne traitaient pas exclusivement de la sagesse, qu’ils se préoccupaient aussi, par exemple, de physique, de mathématiques ou de politique. Sa réponse était toujours la même : c’est pour accéder à la sagesse qu’il faut comprendre l’organisation du monde, grâce à la physique, ou bien la structure des formes, grâce aux mathématiques, ou encore la construction de la Cité juste, grâce à la réflexion politique.
Réfugié au sud de Paris, dans sa maison sous les arbres, Pierre Hadot expliquait que la tâche principale des anciens n’était pas d’inventer des doctrines, mais plutôt de les incorporer peu à peu dans leurs gestes quotidiens. Au prix de cette ascèse (le terme aïskèsis, en grec, signifie « entraînement, exercice »), les idées transforment réellement la vie. « La philosophie, disait Sénèque, nous incite à faire, non à dire. » Ce training permanent, Pierre Hadot l’a mis en lumière en étudiant les « exercices spirituels » effectués par les philosophes. Par exemple : examiner ses actes et ses pensées de la journée. C’est ce que fait Marc Aurèle, l’empereur-philosophe : chaque soir, sous sa tente, en guerre contre les barbares sur les bords du Danube, il rédige quelques lignes pour chercher s’il a été conforme, au fil des heures, aux préceptes de ses maîtres stoïciens. Ses « pensées » ne sont pas rédigées pour faire un livre, mais pour s’entraîner jour après jour à progresser vers la sagesse.
Se concentrer sur l’instant présent
Un jour que j’insistais, voulant savoir quel exercice le savant lui-même pratiquait peut-être, Pierre Hadot reconnut que l’entraînement à la concentration sur le moment présent avait été, pour lui, tout au long de sa vie, d’un grand secours. La maxime de Goethe, « le présent seul est notre bonheur », l’accompagnait constamment. En fait, plusieurs des exercices spirituels antiques traversent les siècles. Ainsi, « contempler les activités humaines depuis le haut d’une montagne imaginaire » se retrouve aussi bien chez les mystiques chrétiens que dans le « Micromégas » de Voltaire. « Se concentrer sur l’instant présent » en percevant son caractère unique – irrépétable et irreproductible – connaît lui aussi d’innombrables reprises, depuis Epicure jusqu’à Goethe et… Hadot.
Car je suis convaincu qu’il y avait réellement un sage dans cet érudit dont la trajectoire personnelle n’eut rien d’un long fleuve tranquille. Né dans une famille extrêmement catholique, Pierre Hadot, quand il parlait de son « enfance à l’eau bénite », n’esquissait qu’un demi-sourire. Car sa mère n’avait pas imaginé qu’il pût suivre une autre voie que le service de Dieu. A 10 ans, le voici au petit séminaire ; à 20, le voilà ordonné prêtre. Quelques années plus tard, il entre au CNRS ; à 30 ans, il quitte l’Eglise. A 60, il arrive au Collège de France, aidé par Michel Foucault, un de ses premiers lecteurs admiratifs. Entre-temps, le chercheur a emprunté un singulier parcours souterrain, passant par des années de travail obligé sur un rhéteur romain peu attirant, Marius Victorinus, et finalement une chaire à l’Ecole pratique des hautes études.
J’eus un jour la surprise de l’entendre dire qu’il avait traduit le « Tractatus » de Ludwig Wittgenstein dont il avait été, à la fin des années 1950, un des premiers lecteurs en France. De proche en proche, je découvris que Pierre Hadot n’était pas seulement un fabuleux connaisseur de la philosophie antique, traducteur et commentateur de Marc Aurèle, Plotin ou Porphyre. Il était également familier des modernes, donnait l’impression d’avoir fréquenté le matin même Montaigne, Goethe ou Bergson. L’histoire des sciences et des conceptions de la nature lui était aussi familière, comme l’a révélé sur le tard l’un de ses derniers livres, « Le Voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature ». On y découvre qu’il maîtrise, avec une aisance déconcertante, aussi bien les maximes d’Héraclite que les œuvres de Bacon, Galilée, Schelling, Heidegger, cent autres…
Le plus admirable sans doute est que Pierre Hadot refusait obstinément d’être un gourou et se gardait bien de dire comment il convient de vivre. Il se contentait de faire entendre, aussi exactement que possible, la voix des grands. Je n’ai pas fini, pour ma part, de lui en être reconnaissant. Il se pourrait que chacun d’entre nous, un jour ou l’autre, puisse en dire autant.
EXTRAIT
On a toujours insisté sur le fait que le vrai philosophe n’est pas celui qui parle, mais celui qui agit. [...]
Au fond, on pourrait parler de la philosophie comme d’une ellipse, qui a deux pôles : un pôle de discours et un pôle d’action [...]
Dans l’Antiquité, ces deux pôles apparaissent clairement dans deux phénomènes sociaux différents : le discours philosophique correspond à l’enseignement dispensé dans l’école, la vie philosophique, à la communauté de vie institutionnelle qui réunit maître et disciple et qui implique un certain genre de vie, une direction spirituelle, des examens de conscience, des exercices de méditation et elle correspond aussi à la bonne manière de vivre comme citoyen dans sa cité.”
Extrait de “La Philosophie comme manière de vivre”, Le Livre de poche, 2003, p. 177-178.
A lire, de Pierre Hadot
“Plotin ou la simplicité du regard” (Folio Gallimard, 1997, 240 p., 7,50 €).
La plus lumineuse introduction au maître du néoplatonisme.
La plus lumineuse introduction au maître du néoplatonisme.
“Exercices spirituels et philosophie antique” (Albin Michel, 2002, 416 p., 15,20 €). Les différentes pratiques de méditation passées au crible.
“Qu’est-ce que la philosophie antique ?” (Folio Gallimard, 1996, 455 p., 12,50 €). Magistral et accessible, ce livre résume tout l’apport de Pierre Hadot.
“La Philosophie comme manière de vivre” (Le Livre de poche, 2003, 280 p., 6,10 €). Dialogues vivants et éclairants avec Jeannie Carlier et Arnold Davidson
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