Philosophie et ingénierie du Web
Introduction
Les développements actuels du Web de données (Web of Data), tout comme l’intérêt grandissant pour les ontologies informatiques en particulier, attirent l’attention sur la portée philosophique des questions soulevées par l’ingénierie du Web et des connaissances et ravivent des questionnements centraux de la métaphysique la plus traditionnelle, repris pour certains par les sciences cognitives (la question de la nature des concepts ou la manière dont les connaissances sont représentées et engrammées chez l’individu à titre d’exemple).
Constatant que de nombreuses initiatives avaient été prises à l’étranger[1], et dans le but de prolonger la dynamique suscitée par le tenue du symposium international PhiloWeb 2010 en Sorbonne (premier événement associant Web et philosophie dans une perspective ouvertement pluridisciplinaire, à l’occasion duquel fut avancée l’idée de philosophie du Web initialement proposée par Harry Halpin, suivi depuis par l’édition 2011 à Salonique), il nous est apparu opportun d’organiser un atelier dédié à ces enjeux dans le cadre de la conférence IC 2011[2]. La thématique de l’atelier reprenait les réflexions philosophiques sur l’architecture du Web initiées par Harry Halpin, Henry S. Thomson, Patrick J. Hayes, Valentina Presutti, nous-même ou encore Nicolas Delaforge (sans oublier de mentionner les travaux de Roy Fielding sur l’architecture globale du web, REST – pour Représentationnel State Transfer[3]) pour articuler ensemble, à nouveaux frais, les dimensions formelles et matérielles[4].
Aujourd’hui, ce programme de recherche se prolonge au travers d’un séminaire, à cheval entre la Sorbonne et le Centre Pompidou. Nous en présentons ici quelques linéaments à l’attention de toutes celles et ceux qui s’interrogent sur le devenir de la philosophie et de sa pratique à l’heure du Web.
Le geste inaugural : entre reprise philosophique et déplacement artéfactuel.
Les URIs (Uniform Resource Identifiers), ces identifiants du Web à la base du fameux « cake » du Web Sémantique[5], qui constituent le pilier principal de son architecture, fournissent le point d’entrée de cette problématique. Le Web fut en effet dès l’origine conçu comme un espace de nommage. Et ce, en dépit d’une série de valses valses-hésitations autour du véritable statut de ces identifiants. En témoignent les nombreux standards destinés à en rendre compte : URI, URL (Uniform Resource Locators), URN (Uniform Resource Names) ou encore URC (Uniform Resource Characteristics ou Citations), chacun de ces acronymes renvoie à une conception différente du Web et modifie la manière dont il fait système : espace de noms, d’adresses, de noms propres déréférençable, etc.
Ce concept de nom propre, tel qu’il prévaut aujourd’hui, est l’héritier en ligne directe de la philosophie analytique, et plus particulièrement des travaux de Saul Kripke. Il existe certes d’autres conceptions du nom propre en philosophie. Pourtant, indéniablement, le renouveau constaté à la suite des travaux de Ruth Barcan Marcus (1961[6]), au début des années 60, aboutissant à faire du nom propre l’opérateur des questions de référence, d’identité et de modalités, est propre à cette tradition.
Le Web en a manifestement hérité[7], ce point appelant à soi seul de nombreux développements. En revenant sur ce concept, solidaire de celui d’URI, on peut en effet mettre en évidence l’importance du paradigme langagier de la nomination. Celui-ci est à ce point prégnant dans l’orbe de la philosophie qu’il explique en grande partie l’intérêt porté à l’ontologie[8], entendue comme la science de la référence. Tel fut d’ailleurs l’espace de convergence ouvert par les différentes théories de l’objet de Brentano à Husserl en passant par Twardowski et Meinong, qui allait par la suite se scinder en deux traditions rivales, analytiques et continentales (phénoménologique).
Seulement, et c’est là tout l’enjeu actuel, avec les URIs ces problèmes se déplacent désormais des systèmes philosophiques[9] vers les systèmes techniques, artéfactuels. Patrick Hayes, initialement connus pour ses travaux en IA (Intelligence Artificielle) [10] et très engagé depuis plusieurs années dans le développement du Web Sémantique, a ainsi proposé d’inventer une « Blogique[11] » (Blogic contraction de Web logic, « logique du Web ») dans laquelle les noms propres logiques, dont on sait qu’ils n’ont aucune signification en soi en dehors de leur rôle purement formel, seraient remplacés par des noms propres déréférençables. Les URIs possèdent en effet des fonctionnalités spécifiques liées au protocole HTTP[12] qui permettent de gérer non seulement la référence mais aussi l’accès, à quoi le succès du Web a très largement tenu jusqu’à aujourd’hui.
Avec cette dimensions se trouve ipso facto posée la question de la mémoire, de l’archive, sans oublier l’enjeu de la pérennisation tant de la référence que de l’accès, central du point de vue de l’architecture du Web. Aussi le concept de Blogique, ancré dans sa réalité technique, vise-t-il à mieux rendre compte des spécificités du Web, et ceci par contraste avec la logique, traditionnellement conçu comme pure science de la forme[13].
Quant aux noms de domaine, nul n’ignore qu’ils s’achètent et s’échangent sur un marché comme n’importe quel bien économique, ce qui explique en quoi les URIs ressortissent au domaine de la propriété privée. Ce sont des noms propres, certes, mais d’une espèce suffisamment singulière pour que la question de leur possession ne soit guère remise en cause. Un nouveau territoire s’ouvre ainsi aux juristes, dans le sillage du Web de données. Reposant sur le principe selon lequel quiconque peut s’exprimer à sa guise, sans restriction, il doit permettre à n’importe qui de spécifier un lien quelconque entre deux ressources (toujours grâce aux URIs).
Si, dans l’esprit de Tim Berners-Lee, faire référence à l’aide d’un nom propre constitue, tout autant qu’une fonction langagière essentielle, une liberté fondamentale, reste que dès lors que lesdits noms propres quittent la sphère sémiotique pour rejoindre celle du numérique, ils changent suffisamment de nature pour tout à la fois s’enrichir des possibilités ouvertes par la technique et tomber sous le coup des limitations imposées par la loi. Une fois de plus, des objets ou disciplines qui apparaissaient purement formels acquièrent désormais une densité nouvelle, pleine de contingences matérielles, en prise avec des déterminations juridiques et des enjeux économiques extrêmement concrets.
Deux problématiques se croisent ici, que permet d’ouvrir la réflexion menée jusqu’à présent sur les URIs par les architectes du web (bien qu’il convienne désormais de la généraliser) : a) celle de l’artificialisation d’un nombre grandissant de domaines (« naturels » mais aussi « formels », ces deux termes s’opposant chacun à leur manière au pôle « technique ») et, d’autre part, b) l’artefactualisation des concepts de la philosophie, formations sémiotiques (et par conséquent, pourrait-on dire avec Bruno Bachimont,techniques[14]) importées dans un territoire spécifique du numérique – autrement dit, un nouveau système technique, qui n’est autre que le Web. Derrière cette distinction se dresse un enjeu fort : convenir de bien mettre en évidence ces deux dimensions sous peine d’encourir le risque de naturaliserindûment la reprise d’un certain savoir (ou héritage) philosophique, sous les auspices du design et de la conception de systèmes techniques[15].
Second déplacement : l’activité philosophique.
L’activité philosophique, productrice d’outils conceptuels à des fins d’analyse, doit, pour éviter cet écueil, se confronter aux nouveaux scénarios induits par le numérique. Ceux-ci tissent des connexions inédites dès lors que les notions qu’ils mobilisent imprègnent les protocoles et les standards. Entre l’épure requise par l’ontologie formelle, bâtie sur la méréologie et les rapports de dépendances, et la prise en compte de la matérialité des dispositifs, lieux d’un nouvel a priori matériel technicisé, l’heure est à un réexamen des notions de matière et de forme passées au crible du numérique en général, et du Web en particulier.
En ce sens, la réflexion engagée depuis plusieurs années sur les Design Pattern d’ontologies (voir par exemple A.Gangemi & V.Presutti, Ontology design patterns, in Handbook on Ontologies, Springer 2009), que l’on pourrait croire circonscrite à la seule ingénierie des connaissances, et plus spécifiquement aux questions de réutilisabilité d’ontologies, déborde très largement de ce cadre. Outre que rien n’empêche les philosophes de concevoir leur activité sur un mode collectif et/ou collaboratif, en reprenant à leur compte l’analyse en terme de patterns afin de mieux dégager les invariant partagés par-delà les options philosophiques explicites par lesquelles ils aiment habituellement à se distinguer, reste que l’arrière-plan sur lequel ces patterns se dégagent n’en est pas moins constitué de pratiques qui, si elles engendrent bien des régularités « ontologiques », n’en demeurent pas moins ancrée dans une histoire que l’on ne saurait trop rapidement naturaliser. Identifier puis qualifier ces invariant sans oublier ce qui les instaure et lesmaintient (car tout ceci à un coût – on pense ici aux thèses de Bruno Latour ou aux récents travaux de Pierre Livet présentés lors de PhiloWeb 2010 sur les « opérations ontologiques ») ; en d’autres termes,« dénaturaliser l’ontologie » (sans toutefois céder aux sirènes de la réduction ou de la dissolution) – pareille formule pourrait bien, à son tour, résumer le programme ici esquissé.
Dans le domaine des sciences cognitives, l’héritage de l’IA, discipline traditionnellement reconnue comme appartenant aux sciences de la cognition, la question de la représentation, de la formalisation et de la computabilité des connaissances, et son dépassement partiel par des approches centrées sur l’intelligence collective et la complémentarité avec la machine (human computation) ont déjà donné lieu à des réflexions dans le sillage des travaux d’Andy Clark et David Chalmers sur « l’esprit étendu » (extended mind)[16].
Il s’agit ici de prolonger ces travaux en tentant de renouveler, sur son versant positif, la critique de François Rastier adressée aux sciences cognitives, accusées de « naturaliser la métaphysique »[17]. Il ne saurait être en effet question d’ignorer l’expérimentation en cours, à une échelle et avec des ressources inédites, de siècles de discussions philosophiques sur le langage et la connaissance. Bernard Stiegler avait parlé du « tournant machinique de la sensibilité ». En se déplaçant sur un autre terrain, il pourrait bien être question d’un tournant machinique, ou artéfactuel, de la métaphysique, qui en modifie profondément le sens.
Conclusion
Le séminaire que nous proposons chercherait à exposer le plus clairement possible ces questions pour en faire ressortir les enjeux théoriques aussi bien que technologiques, ou encore sociaux et politiques, et ce depuis un prisme multidisciplinaire (contributions de philosophes, ingénieurs, linguistes, informaticiens, sociologues, psychologues, etc.). Plus que jamais dans ce contexte, la philosophie, tout comme l’ingénierie, ne sauraient échapper à leurs conséquences pratiques en éludant toute réflexion concernant la forme que les architectes du Web veulent donner à ce qui sera peut-être demain le principal support de la connaissance et du débat.
Il convient par conséquent de renverser la XIe thèse de Marx sur Feuerbach : interpréter le monde, le théoriser, c’est déjà le changer. En particulier quand ce travail d’interprétation s’exerce à des fins destandardisation – non d’une réalité préexistante, dans une démarche descriptive et normative, mais d’une réalité à venir, que l’on conçoit – dans un contexte où les « investissements de forme » (Laurent Thévenot) acquièrent chaque jour un poids plus déterminant. Au final, le philosophe comme l’ingénieur, se doivent, en paraphrasant Saussure, d’acquérir une vision claire de ce qu’ils font. Enjeu considérable.
[1] SIMONS, P. (ed.). (2009). Philosophy and Engineering, The Monist, 92:3, July.
http://www.themonist.com/wp-content/uploads/2010/05/92-3July2009.html.
MCCARTHY, N. (ed.). (2009). Philosophy of Engineering: Proceedings of a Series of Seminars held at The Royal Academy of Engineering, London, The Royal Academy of Engineering.
http://www.raeng.org.uk/news/publications/list/reports/Philosophy_of_Engineering_volume1.pdf
[2] Alexandre Monnin (éd.). (2011), Atelier Philosophie et Ingénierie. Le formel face à l’histoire, la technologie et la matérialité (IC2011), Chambéry : France. Les actes de cet atelier sont disponibles sur la plateforme HAL.
[3] FIELDING, R.T. (2000). Architectural styles and the design of network-based software architectures. PhD Thesis, University of California, Irvine ; FIELDING, R.T. & TAYLOR, R.N. (2002). Principled design of the modern Web architecture, ACM Transactions on Internet Technology (TOIT), 2(2), May 2002, pp. 115-150.
[4] Le point de départ de cette opposition serait à chercher chez un auteur comme Husserl, articulant a priori(s) (et ontologies) formels et matériels. Bien entendu, comme toujours s’agissant d’un point de départ, cette distinction est dans une très large mesure appelée à être réinvestie et réappropriée par d’autres courants. Nous pensons en particulier aux cultures matérielle ou à encore aux travaux d’auteurs qui, par-delà ce qui les séparent, mettent l’accent sur la matérialité des supports et des opérations de la connaissance (les travaux de Bernard Stiegler ou Bruno Latour méritent à cet égard d’être mentionnées côté à côte).
[5] Représentation graphique détaillant l’ensemble des couches techniques, et des recommandations, associés à cette technologie.
[6] Sur la « paternité » de la « nouvelle » théorie du nom propre, un volume rassemble les nombreuses pièces du dossier: HUMPHREYS, P. & FETZER, J.H. (eds.). The New Theory of Reference: Kripke, Marcus, and Its Origins, Synthese Library, 1998.
[7] SHADBOLT, N. (2007). Philosophical engineering, in WORDS AND INTELLIGENCE II Text, Speech and Language Technology, 2007, Volume 36.
[8] C’est la thèse de Jocelyn Benoist dans Représentations sans objet : aux origines de la phénoménologie et de la philosophie analytique, Paris, P.U.F. (2001) qu’il y aurait tout lieu de généraliser au-delà des débats en cours à la charnière des XIXe et XXe siècles.
[9] Au sens que Jules Vuillemin a donné à cette expression dans son livre, What are PhilosophicalSystems ?
[10] HAYES, P.J. (1979). The Naive Physics Manifest, in D. Michie, (ed.), Expert Systems in the Micro-Electronic Age, Edinburgh, Edinburgh University Press, (1985). The Second Naive Physics Manifesto & Naive Physics I: Ontology for Liquids, in Hobbs and Moore, (eds.), (1985) Formal Theories of the Common-sense World, Norwood: Ablex, (1985).
[11] HAYES, P. (2009), Blogic or Now What’s in a Link?, keynote à ISWC 2009.
Visible en ligne sur http://videolectures.net/iswc09_hayes_blogic/
[12] Ceci est donc essentiellement vrai des http-URIs, d’autres « schèmes » d’URIs étant par ailleurs disponibles.
[13] Sur les rapports entre logique et Web, voir également les travaux de Christopher Menzel, notammentKnowledge Representation, the World Wide Web, and the Evolution of Logic. Synthese 182 (2):269-295.
[14] Sur l’articulation des dimensions sémiotiques et techniques, voir en particulier sa thèse,Herméneutique matérielle et Artéfacture : des machines qui pensent aux machines qui donnent à penser ; Critique du formalisme en intelligence artificielle, Ecole Polytechnique, (1996), et un ouvrage plus récent, Le sens de la technique : Le numérique et le calcul, Encre Marine, (2010).
[15] A cet égard, la mise en garde vaut également contre toutes les approches qui, en procédant par étapes successives (au nombre de deux) « computationnalisent » ou « informationnalisent » l’univers dans un premier temps, se donnant par la suite toute latitude pour naturaliser l’ontologie, assimilée dès lors à une science de la nature ou du Tout (une tendance qui, historiquement, remonte aux néo-platoniciens). Jean-Gabriel Ganascia oppose à ces tentatives une épistémologie informatisée ressortissant aux sciences de laculture, consciente de la place des ordinateurs dans la production du savoir contemporain. Sur ce point, l’angle ici adopté n’est guère éloigné du sien (la dimension culturelle y étant peut-être plus frontalement explicitée). Cf. GANASCIA, J.G. (2008). ‘In silico’ Experiments: Towards a Computerized Epistemology,APA Newsletter on Computers and Philosophy, 07(2). « Le grand livre de la culture » (Bruno Latour, La Science en Action, La découverte, 2005, p. 615. ) est lui aussi écrit en langue mathématique (entre autres). Il convient désormais d’en tourner les pages.
[16]Voir en particulier : H. Halpin. Philosophical Engineering: Towards a Philosophy of the Web, APA Newsletter on Philosophy and Computers, 7(2):5–11, (2008), M. Wheeler. The Fourth Way: A comment on Halpin’s ‘Philosophical Engineering’. APA Newsletter on Philosophy and Computers, 8(1):9–12, (2008), Harry Halpin, Andy Clark, Michael Wheeler (2010), Towards a Philosophy of the Web: Representation, Enaction, Collective Intelligence, in Proceedings of the Web Science Symposium (WebSci10), Raleigh, USA. On peut, à la suite de ces travaux, se demander à quels grands paradigmes des sciences cognitives rattacher les pensées du Web et l’IC – cognitivisme ou paradigmes alternatifs : enaction, connexionnisme, cognition distribuée, théories du support, de l’intelligence collective, etc. ? Comment l’ingénierie (du Web ou des connaissances) opérationnalise-t-elle ces visions dans les principes de conception de ses artéfacts, et quel impact cela a-t-il sur les dispositifs ainsi conçus, qu’il s’agisse de leurs réussites ou de leurs échecs ?
[17] Cf. RASTIER, F. (2001). Sémantique et recherches cognitives, p. 252. Bien évidemment, une des conditions expresses pour s’affranchir du risque de naturaliser indûment la métaphysique est de ne pas nourrir, en parallèle, de conception prothétique, quasi-biologisante, de la technique…
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