Crise de la presse et crise de la culture
La crise de la presse écrite n’est peut-être pas aussi récente que ce qu’on voudrait bien penser. Ces dernières années ont connu une accélération des différents processus qui conduisent les grands journaux à fermer, à savoir la baisse des revenus publicitaires et du lectorat. Mais dans les années 70, en particulier aux Etats-Unis, le journalisme était encensé pour son rôle démocratique. L’affaire du Watergate, révélée par Bob Woodward et Carl Bernstein, en est le parfait exemple. Les journalistes des sociétés démocratiques y ont vu un exemple. Le public avait un profond respect pour ces professionnels.
Pourtant les révélations d’affaires politiques ou de trafics d’influence ne suffirent pas à arrêter la baisse du nombre de lecteurs. Devant une telle corruption révélée, le lectorat a fini par associer les dénonciateurs à ceux qu’ils dénonçaient. Ainsi « le soupçon de manipulation s’étendit à tous les médiateurs de la chose publique »[1]. Pour contrer les doutes, l’ensemble des journalistes s’est réfugié dans l’objectivité définie comme neutralité. Les journalistes se contentent d’énoncer les faits, laissant le lecteur se faire lui-même sa propre opinion. Les seules opinions restantes sont encadrées clairement dans les chroniques.
Ce souci d’objectivité va se retourner contre les journalistes. « Et il est frappant de constater que des comportements comme ceux de braver la censure (…) soient autant d’indices de liberté de la presse, tandis qu’une opinion non conventionnelle, (…) vaut infraction à la déontologie »[2]. En voulant éviter tout jugement, la presse en a oublié sa fonction d’explication. Dans son esprit, information s’oppose à opinion mais aussi à analyse qui nécessite une prise de position, un choix. Il s’agit d’une première évolution de la presse qui n’explique pas à elle seule la crise.
Si l’on peut s’interroger sur la pertinence de s’intéresser à une explication de la crise de la culture quand le sujet qui nous préoccupe est la presse. Pourtant le sens courant du mot culture[3] inclut la presse puisqu’elle participe à la diffusion des opinions, des critiques et qu’elle aborde de nombreux sujets. Étudier les origines de la crise de la culture, c’est comprendre le contexte dans lequel la crise de la presse a été amenée à se développer.
La crise de la culture, le recueil d’articles de Hannah Arendt, est inspiré par le titre d’un des essais qui a pour sous-titre « Sa portée sociale et politique ». Cette étude se divise en deux parties. Dans la première Hannah Arendt explique ce qu’elle entend par « crise de la culture » ainsi que les éléments qui sont à l’origine de la crise selon elle. Pour cela, elle est amenée à s’interroger sur deux principaux concepts que sont la « société de masse » et la « culture de masse ». La seconde partie est un historique des termes « culture » et « art » visant à illustrer les différences entre les deux.
La relation entre société et culture (tout comme société de masse et culture de masse) est illustrée et nous éclaire sur le lien entre la presse et les sociétés démocratiques. Mais Hannah Arendt apporte une distinction entre société et société de masse qui prouve qu’il y a eu une évolution dans les sociétés modernes démocratiques. Ce changement a eu un impact sur la culture qui a donné une culture de masse. Il faut s’interroger sur les effets de cet impact pour le lien entre la presse et les sociétés démocratiques et sur la presse en elle-même.
Le premier changement abordé par Hannah Arendt dans son essai est celui qui a amené la société à devenir une société de masse. A son commencement, la société se définit par sa profonde division en plusieurs strates. Les rangs supérieurs se distinguent par le temps dont ils disposent pour leurs loisirs. La société devient une société de masse quand « la masse de population a été soulagée du fardeau du labeur physiquement épuisant, et peut, elle aussi, disposer d’assez de loisir pour la culture »[4]. Ainsi le loisir participe pleinement dans la définition du rang social d’un individu dans la société.
Les raisons de ce changement font que cette évolution de la société en société de masse a été accompagnée de celle de la culture devenue culture de masse. Pour Hannah Arendt, les deux sont des phénomènes corrélatifs. Mais pour l’individu, cette mutation n’a pas toujours été bien accueillie. Protégé par sa classe, chacun pouvait « survivre » aux pressions de la société notamment parce que sa condition était clairement définie par sa place. Dorénavant, « la société a incorporé toutes les couches de la population »[5] d’où un certain esprit de rébellion qui est apparu chez les artistes ou les révolutionnaires.
L’artiste du XVIIIème siècle a accusé la société de se désintéresser de la culture et de l’art. D’où l’apparition du terme de « philistin » désignant « un état d’esprit qui juge de tout en termes d’utilité immédiate et de valeurs matérielles »[6]. Mais l’évolution de la société va conduire les classes moyennes, en lutte avec l’aristocratie, à se captiver pour la culture afin de s’élever dans leur position sociale. Elle devient « l’arme » la mieux adaptée pour illustrer sa réussite sociale. C’est l’apparition du « philistin cultivé » dans la société.
Le problème du philistin cultivé est qu’il ne va s’intéresser à l’art que pour s’éduquer personnellement. Il lit les classiques « poussé par le motif second de perfection personnelle, sans être conscient le moins du monde que Shakespeare ou Platon pourraient avoir à lui dire des choses »[7]. Ce désintérêt pour les objets culturels en eux-mêmes les a conduit à devenir des « valeurs ». La culture évolue en une marchandise sociale et se transforme en chose échangeable.
Ces échanges contribuent à l’usure des objets culturels, ce qui est contraire à leur nature même. En effet, pour Hannah Arendt[8] :
Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l’exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure.
Les objets culturels, à travers leur valeur d’échange, trouvent une utilité dans la société, utilité tant recherchée par les philistins. Mais en leur conférant cette charge, les objets culturels se dégradent et perdent leur signification première, à savoir « le pouvoir d’arrêter notre attention et de nous émouvoir »[9]. En les encrant dans l’immédiat, le philistin cultivé modifie irrémédiablement la culture.
La société, à laquelle appartient le philistin cultivé, va se muer en société de masse et le temps libéré pour les loisirs, à l’origine de cette société de masse, va s’accroître. C’est l’apparition du temps vide, après le travail et le repos, que les loisirs sont supposés remplir. Dès lors apparaît l’industrie des loisirs. Cependant il ne faut pas confondre les loisirs avec les objets culturels. Les loisirs sont à l’origine définis par leur caractère périssable. Ils sont des biens de consommation.
La société de masse cherche à se divertir par les loisirs et non par la culture. Il ne faut pas confondre les membres de la société de masse avec le philistin cultivé. Dans la société de masse, « le temps du loisir ne sert plus à se perfectionner ou à acquérir une meilleure position sociale, mais à consommer de plus en plus »[10]. Elle veut uniquement occuper son temps libre par du divertissement, compris comme bien de consommation.
Hannah Arendt considère que « la société de masse, en ce qu’elle ne veut pas la culture mais seulement les loisirs, est probablement une moindre menace pour la culture que le philistinisme »[11]. La société de masse ne se préoccupe pas de la culture et contrairement au philistin cultivé, elle ne recherche pas la perfection personnelle à travers elle. Ainsi l’industrie des loisirs procure ses propres biens de consommation.
Le problème des loisirs est qu’ils ont une durée de vie très courte de par leur nature et l’industrie qui les fabrique doit sans cesse proposer de nouveaux produits pour attirer le consommateur de la société de masse. L’esprit créatif de l’industrie des loisirs n’étant pas illimité, elle va se tourner vers la culture comme nouvelle source d’inspiration :
Dans cette situation, ceux qui produisent pour les mass media pillent le domaine entier de la culture passée et présente, dans l’espoir de trouver un matériau approprié (…) qui plus est, ne peut être présenté tel quel ; il faut le modifier pour qu’il devienne loisir.[12]
La société de masse s’intéresse à la culture non pas pour elle-même mais comme mine d’idées. C’est la création de la culture de masse. Mais l’industrie des loisirs ne peut pas exposer ces objets tels quels. Elle va les transformer et les reproduire à l’infini.
Les œuvres d’art deviennent source de loisirs. Les objets culturels se transforment en des biens de consommation. La société de masse ne va plus connaître que la culture de masse qui n’est pas la culture. Pour Hannah Arendt, les objets culturels sont censés être « les seules choses à n’avoir aucune fonction dans le processus vital de la société »[13]. Pourtant en devenant à leur tour des loisirs, la société de masse leur confère une utilité, ce qui les dénature totalement. La culture de masse est en fait un loisir de masse qui se nourrit des objets culturels.
La seule « culture » connue par la société de masse résulte d’un processus de transformation par l’industrie des loisirs. Les œuvres d’art ne sont plus observées pour elles-mêmes mais contribuent à une « sortie culturelle ». C’est la crise de la culture. La culture en elle-même, la « vraie » culture est perdue au milieu d’une culture de masse qui en la dénaturant participe à la faire disparaître. La société de masse ne peut pas devenir une société cultivée. C’est avant tout une société de consommateurs, ce qui « implique la ruine de tout ce à quoi elle touche »[14] en transformant tout objet en bien de consommation défini avant tout par son caractère périssable.
La presse et ses différents supports ne sont pas directement des objets culturels mais ils contribuent à la diffusion de la culture. Avec le développement de la culture de masse, la presse va devenir à son tour une source de loisirs. En effet ces nouveaux loisirs, qui se nourrissent des objets culturels, vont également avoir besoin de se faire connaître. Pour cela, ils vont se servir du canal utilisé par la culture, la presse. La presse se met au service de la culture de masse. En se servant ainsi de la presse, la société de masse, corrélative de la culture de masse, va transformer le journalisme en objet de consommation.
En devenant un bien de consommation, la presse hérite à son tour de ce caractère périssable. Aussitôt parue, elle est obsolète et démodée. Les « nouvelles » ne suffisent plus à attirer l’œil du consommateur qui veut du neuf. Habituée à ce que l’industrie des loisirs lui fournisse en permanence des nouveautés, la société de masse attend la même chose pour tout ce qui peut être source de loisirs. Ainsi la presse d’actualité apporte des nouvelles mais qui, en quelque sorte, sont toujours les mêmes. L’actualité du monde n’est pas suffisamment originale pour attirer la société de masse.
Cela pourrait expliquer le désintérêt des consommateurs pour cette forme de presse alors que les magazines « people » se portent mieux que toutes les autres formes de presse. Ils apportent du neuf, de l’exclusif à cette société de masse qui en veut toujours plus. De la même façon que la presse d’actualité, la presse de divertissement aussitôt publiée est dépassée. Mais cette presse du divertissement est spécialisée dans ce que recherche la société de masse, la nouveauté. Ce qui explique pourquoi la crise la touche moins durement que la presse d’actualité.
Ainsi dans La crise de la culture, Hannah Arendt propose une interprétation de l’évolution de la société qui s’est muée en « société de masse », comprise comme société de consommateurs. Elle permet de justifier, en partie, la crise de la presse actuelle. Mais les changements qui ont eu lieu dans les sociétés démocratiques au fil du temps sont nombreux et complexes. C’est pourquoi il est intéressant d’étudier d’autres explications qui reposent à la fois sur le développement de la presse et sur les transformations de la société.
[1] Spitéri Gérard, « Le journaliste-idéologue », dans Le débat n° 138, Paris, Gallimard, 2006, p.119.
[2] Ibid., p.120.
[3] Culture : « savoir assimilé et formateur, qui donne une place privilégiée aux lettres et aux arts, favorise l’ampleur de vue, l’intuition critique, l’affinement du goût et la diversité des intérêts » de Baraquin Noëlla, dans Russ Jacqueline (dir.), Dictionnaire de philosophie, Paris, Armand Colin, 2000, p.70.
[4] Arendt Hannah, « La crise de la culture » dans La crise de la culture (Between past and future), trad. de l’anglais par Barbara Cassin, Paris, Gallimard, 1972, p.255.
[5] Ibid., p.257.
[6] Ibid., p.258.
[7] Ibid., p.260.
[8] Ibid., p.266.
[9] Ibid., p.261.
[10] Ibid., p.270.
[11] Ibid., p.264.
[12] Ibid., p.265.
[13] Ibid., p.268.
[14] Ibid., p.270.
(http://www.implications-philosophiques.org/actualite/une/crise-de-la-presse-et-crise-de-la-culture/)
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