«Les humoristes sont des imposteurs»
Le philosophe français François L’Yvonnet a publié un pamphlet qui dénonce une nouvelle «dictature», celle des humoristes. Il explique le fond de sa pensée
François L’Yvonnet est professeur de philosophie et éditeur aux Editions de L’Herne et chez Albin Michel. Il vient de publier Homo comicus, ou l’intégrisme de la rigolade (Fayard, Mille et une nuits, «Essai», 80 p.). Entretien avec un homme en colère contre la dictature du rire et de la dérision dans les médias.
Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce pamphlet?
François L’Yvonnet: C’est le fruit d’un agacement, celui d’être pris dans un rire permanent, une dérision généralisée et imposée. Les humoristes contemporains sont à la fois omniprésents et hyperpuissants. Ils ont transformé le rire en devoir: le matin à la radio, le soir à la télévision… Il faut sans cesse se bidonner. Tout est noyé dans l’esclaffement, si bien que ce qui se dit de sérieux semble tout aussi dérisoire que la dérision qui vient d’en être produite. La capacité à répondre du tac au tac, au bon mot par le bon mot est érigée comme une valeur suprême. Les humoristes d’aujourd’hui sont, pour moi, des imposteurs de l’humour, de simples amuseurs dont l’aplomb suffit à faire régner la terreur. C’est le pouvoir démesuré dont ils jouissent qui me dérange.
– Comment expliquez-vous cette prise de pouvoir?
– Les humoristes médiatiques sont devenus l’une des facettes du pouvoir. Ils ont été installés par le phénomène Coluche ou par celui des Guignols de l’info, et leur positionnement relève à la fois de la satire, de l’humour, du divertissement et de la chronique journalistique. Certains sont persuadés que leur rôle tient aussi de l’information. Mais, par-dessus tout, ils se voient comme des agents du bien et se présentent comme un remède à la désinformation générale. Lorsqu’on regarde de plus près, on s’aperçoit qu’ils ne nous apprennent rien…
– Mais leur impertinence peut être salutaire dans les médias où règne un discours si aseptisé…
– Parlons-en, de l’impertinence et de l’irrévérence! Tout d’abord, il y a une confusion lexicale. On associe souvent le fait d’être révérencieux avec la soumission. C’est faux. On peut avoir du respect et des égards pour une personne sans se soumettre à elle. Par ailleurs, à force d’encenser partout les vertus de l’impertinence, on oublie le besoin essentiel de pertinence et de sérieux. On entend partout que les humoristes aident les gens à vivre. Je ne trouve pas qu’installer les gens dans la dérision permanente, c’est les aider à vivre. Car au fond, la dérision ne grandit personne, elle se contente de frapper de nivellement, rabaissant les hommes et la pensée.
– Faire preuve de dérision face à la politique et au pouvoir ne peut-il pas être une manière de résister?
– La résistance est animée par un projet. Or, quel est le projet des humoristes, que proposent-ils exactement? Rien! Donc je ne vois pas en quoi Stéphane Guillon, Christophe Alévêque et leurs collègues résistent à quoi que ce soit. Pour eux, tout est identique, il n’y a pas de distinction, d’ailleurs ils sont aussi interchangeables que leurs cibles.
– Vous écrivez que les humoristes
«fleurissent sur la décomposition des convictions et des idées». Vous les présentez aussi comme une entrave au débat, à l’expression des idées, et même à la liberté d’expression. Pourquoi?
– La critique produite par les humoristes contemporains est totalement inoffensive; il s’agit d’une critique «intégrée», au sens où l’entendaient les situationnistes. Une critique interne au pouvoir, bien aseptisée. C’est une critique de surface. Je fais référence à Lichtenberg et à Baudrillard sur ce point: si la liberté d’expression ne comporte pas un risque de la part de celui qu’elle engage, alors elle se vide de son contenu. La liberté d’expression, c’est aussi celle du débat, voire du duel, avec la possibilité de se mettre en danger et d’y laisser quelques plumes.
– Quels rapports entretiennent les politiques avec les humoristes?
– Les politiques se nourrissent de cette dérision systématique, qui leur permet d’exister, au sens spectaculaire du terme. Ils essaient de se rendre populaires en étant drôles, en participant à l’hilarité générale. Ils font preuve d’une forme d’asservissement face aux amuseurs, qui sont les vrais puissants du jour. Le résultat est pitoyable… C’est un véritable processus d’adoubement. On est adoubé par ceux qui sont censés vous critiquer. D’où l’idée que cette critique est en fait complètement factice.
– Que pensez-vous des émissions mêlant politique et divertisse-ment?
– Ces émissions sont dans l’instantané, elles sont construites dans la logique du clip. Ce sont des sujets très rapides, on saute du coq à l’âne… D’une certaine façon, le bon mot y tient lieu de pensée. Les politiques sortent de ces talk-shows sans se demander s’ils ont réussi à exposer des idées, mais en cherchant à savoir s’ils ont été bons, comme des comédiens cabotins qui sortiraient de scène. Ils pensent être proches du peuple en montrant qu’ils rient avec les gens, ce que le peuple est censé adorer. C’est affligeant.
– Ce qui vous agace, n’est-ce pas aussi le fait que les humoristes sont plus présents que les philosophes dans les médias?
– La pensée et les intellectuels qui la produisent ont de plus en plus de mal à exister dans les médias. Il est probablement heureux que le «penseur» se tienne à distance de ce monde, justement pour pouvoir le critiquer. Car les journalistes, les chroniqueurs ou encore les humoristes ne sont jamais en dehors de ce monde, ils sont toujours dans le système. Quand Guillon se fait virer de France Inter, il ne se retrouve pas à la rue, il retrouve sa prébende à Canal +! A aucun moment il ne s’écarte du système dont il fait partie.
– Aucun humoriste ne trouve donc grâce à vos yeux?
– Je n’ai rien contre l’humour, au contraire. Lorsque Kundera définit l’humour comme étant «du côté du doute», c’est l’idée d’introduire dans une réalité une forme d’incertitude. Le discours des «néo-humoristes» n’introduit aucune incertitude dans ce monde «plein», «saturé», qu’ils prétendent critiquer. Il y a une faiblesse constitutive dans l’humour, qui a totalement disparu chez les néo-humoristes.
– De quelle manière l’humour peut-il reconquérir son rôle critique, voire subversif?
– Il faudrait qu’il s’éloigne des médias de masse. Or, c’est compliqué parce que les humoristes
font grimper les audiences. Ils génèrent beaucoup d’argent et sont les moteurs d’un certain nombre d’orientations prises par les médias. C’est le système de la dérision, pour plagier le «système des objets» dont parle Jean Baudrillard.
(http://www.letemps.ch/Page/Uuid/22eabbf8-8b20-11e1-884d-e8efe47305ae|0)
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