lundi 11 février 2013

Avec Internet et les écrans, mon cerveau a-t-il muté ?



Avec Internet et les écrans, mon cerveau a-t-il muté ?

Débat | Lecture en diagonale, perte de concentration... le Net et les technologies numériques bousculent nos façons de penser. Faut-il s'en inquiéter ? Pas forcément. On vous explique pourquoi.

Le 09/02/2013 à 00h00
Marc Belpois - Télérama n° 3291
 illustration de Douglas Coupland
illustration de Douglas Coupland
Sur le mur d'une galerie d'art de Toronto, ce slogan : « Mon cerveau d'avant Internet me manque » (1). C'est drôle. Vaguement perturbant, aussi. L'œuvre, une impression de lettres capitales noires sur fond mauve signée Douglas Coupland (le romancier canadien, auteur de Génération X, est également artiste visuel), connaît un succès certain sur le Net, où on l'affiche comme un trait d'esprit doublé d'un trait de génie, une illumination.

« Mon cerveau d'avant Internet me manque » ? La formule exprime quelque chose que nous sommes nombreux à ressentir confusément. Et si les technologies numériques nous transformaient en profondeur, jusqu'à modeler notre fonctionnement cognitif ? La question est d'autant plus d'actualité qu'elle hante un épais rapport, L'Enfant et les écrans (2), de l'Académie des sciences, rendu public le 22 janvier dernier, consacré à l'impact des écrans sur les enfants. Alors, sommes-nous – comme aurait pu dire Richard Virenque – des mutants « à l'insu de notre plein gré » ?

Les pupilles baladeuses

Au Lutin (Laboratoire des usages en technologies de l'information numérique), à Paris, des chercheurs observent au plus près le lecteur du XXIe siècle en activité. Un appareil enregistre le mouvement de ses yeux lorsqu'il lit un texte sur l'écran d'un ordinateur, la succession des fixations, quand l'œil capte une information, et des saccades, quand l'œil se déplace. « Lorsque nous lisons un texte imprimé, explique Thierry Baccino, professeur de psychologie cognitive et maître des lieux, le mouvement oculaire est caractérisé par des fixations plus ou moins longues et de nombreux retours en arrière : on parle d'une lecture profonde et attentive. La lecture du Web, elle, n'est pas linéaire. C'est une lecture sélective de recherche d'information qui doit être rapide et efficace. »

Ainsi, sur écran, nous avons les pupilles baladeuses. Elles courent d'un paragraphe à l'autre, s'avisent furtivement de la nature de la bannière de pub qui clignote en haut et de l'hyperlien en bas à droite (intitulé « Valérie Trierweiler, encore une gaffe ! », c'est tentant...). Elles reviennent au document initial et plongent dans un hypertexte, soit une autre page Web qui enrichit notre compréhension. Ou l'affaiblit...L'hypertexte est assurément une invention formidable, ce peut être aussi une chausse-trape ouvrant sur d'autres pages tapissées de liens qui, de fil en aiguille, nous font perdre de vue l'objet originel de notre lecture. C'est ce que les scientifiques appellent la « désorientation cognitive ».

Sur la Toile, le cheminement de la pensée n'est pas contrôlé par l'auteur, mais par le lecteur. Or « il est paradoxalement beaucoup plus difficile de lire en ayant le choix du contenu », assure Thierry Baccino, pour qui la lecture hypertextuelle génère « une anxiété qui fait perdre jusqu'à 30 % de la force de travail ».

Comme le résume l'essayiste américain Nicholas Carr dans un livre remarquable (meilleur que son titre : Internet rend-il bête ? éd. Robert Laffont, 2011), « quand nous nous connectons en ligne, nous entrons dans un environnement qui favorise la lecture en diagonale, la pensée hâtive et distraite, et l'apprentissage super­ficiel. On peut très bien réfléchir en profondeur en surfant sur le Net, de même qu'on peut très bien réfléchir de façon super­ficielle en lisant un livre, mais ce n'est pas le type de réflexion que cette technologie favorise et récompense. »

Mon cerveau fait du jet-ski

De là à conclure que la culture numérique, propice au zapping, nous rend nous-mêmes superficiels, il y a un pas que Carr, vrai technophile au demeurant, franchit allégrement. « J'ai l'impression que le Net endommage ma capacité de concentration et de contemplation, écrit-il. Que je sois en ligne ou non, mon esprit compte maintenant avaler l'information telle que le Net la livre : dans un flot rapide de particules. Le plongeur qui, naguère, explorait l'océan des mots, en rase désormais la surface à la vitesse de l'éclair comme un adepte du jet-ski. »
« En échange des richesses du Net,
nous renonçons à notre bon vieux
processus de pensée linéaire. »
Nicholas Carr, essayiste

Un sentiment personnel qu'au fil d'un ouvrage nourri d'études scientifiques il étend à l'humanité entière – du moins celle imbibée de technologie numérique. « Il semble que [...] nous soyons arrivés à un tournant majeur de notre histoire intellectuelle et culturelle, à une transition entre deux modes de pensée très différents. Ce à quoi nous renonçons en échange des richesses du Net [...], c'est à notre bon vieux processus de pensée linéaire. Calme, concentré et fermé aux distractions, l'esprit linéaire est marginalisé par un esprit d'un nouveau type qui aspire à recevoir et à diffuser par brefs à-coups une information décousue et souvent redondante — plus c'est rapide, mieux c'est. » Nous basculerions irrémédiablement dans autre chose, en somme. Un bond évolutif non pas droit devant, mais de côté. En plein dans une flaque boueuse.

J'apprends, donc je me reconfigure

Après tout, ce ne serait pas la première fois qu'une nouvelle technologie nous transforme en profondeur. Prenez l'invention de l'écriture, cet incroyable « booster » culturel qui a propulsé les hommes dans une autre dimension. A l'époque, il y a cinq mille ans, la reconnaissance des mots ne nous était pas naturelle. Elle ne l'est toujours pas, remarquez – à la différence du langage parlé, désormais inscrit dans nos gènes. Nous naissons avec le même cerveau que le chasseur-cueilleur d'il y a quelques dizaines de milliers d'années. Mais par la grâce de ce que les scientifiques nomment la « plasticité neuronale », notre joli petit bloc de matière grise est capable de s'adapter à des contextes nouveaux.
Nos connexions neuronales
se font et se défont
tout au long de notre existence.

A NeuroSpin, un centre d'imagerie cérébrale de l'Essonne, des chercheurs étudient l'acquisition de la lecture, à leur façon déconcertante : ils enfournent tour à tour dix enfants de 6 ans dans une IRM (« pas de panique, c'est sans danger ! »). Dix élèves de CP qui, en classe, découvrent la joie indicible de déchiffrer des lettres, des phrases, des contes. Tous les deux mois, des vues de leur cerveau immortalisent l'évolution de l'apprentissage – une zone fonce peu à peu dans la région occipito-temporale. Il s'agit de tenter de valider l'hypothèse du « recyclage neuronal » chère au neuro­scientifique Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France et directeur du laboratoire : notre système cognitif détourne des fonctions dévolues à la reconnaissance des objets et des visages pour les ouvrir à la reconnaissance des symboles écrits. Bref, il fait du neuf avec du vieux.
Au-delà des mécanismes subtils qui s'opèrent lors de l'apprentissage de la lecture, une chose est sûre, notre cerveau se reconfigure en apprenant. C'est l'une des découvertes majeures de ces dernières décennies : nos connexions neuronales se font et se défont tout au long de notre existence au gré de certaines expériences.

<p>Illustration : Beb-Deum pour Télérama</p>
Illustration : Beb-Deum pour Télérama

Une meilleure attention visuelle ?

Et nos smartphones, tablettes, consoles de jeux, dont nous faisons un usage toujours plus intensif : modèlent-ils un peu, beaucoup, pas du tout, les cent milliards de neurones qui bouillonnent dans chacune de nos boîtes crâniennes ? Tout dépend de ce qu'on y fait. Dévorer Michel Houellebecq sur une liseuse réjouit nos synapses de la même manière que dans sa version imprimée.

       « Lire sur un ordinateur ou sur papier active les mêmes zones cérébrales, explique le professeur Thierry Baccino. Sauf que lorsque nous lisons sur écran, c'est essentiellement pour rechercher des informations. Or cette activité, souvent liée à la prise de décision, mobilise quant à elle les aires frontales du cerveau. »

Et cela a aussi ses avantages. De nombreux scientifiques louent certains apports cognitifs de nos écrans : l'amélioration des capacités d'attention visuelle, tout comme le développement de la pensée en réseau, circulaire et fonctionnant par analogies. Pour Olivier Houdé, professeur de psychologie cognitive et coauteur du rapport de l'Académie des sciences (2) , la pratique de certains jeux vidéo, quand elle est régulée, « apprend à rompre les habitudes mentales. Par exemple lorsque le joueur, pour réussir un nouveau niveau, doit oublier la stratégie gagnante qu'il a utilisée au niveau précédent ». Et d'ailleurs, selon lui, « tout porte à croire que, par ses capacités d'adaptation, le cerveau intégrera les outils numériques récents dans ses circuits neuroculturels, comme par le passé il a intégré lecture et écriture ».

Socrate contre Google

Mais à quel prix ? Au cœur de l'angoisse suscitée par la révolution numérique, il y a cette idée, vertigineuse : nous façonnons des outils, et ensuite ce sont eux qui nous façonnent. Ainsi, l'invention de la carte a jadis bouleversé notre perception de l'espace, qui s'étend désormais bien au-delà de ce que nous voyons. La création de l'horloge a chamboulé notre conception du temps, débité en tranches égales qui rythment nos journées. Et Internet ? Google cristallise à lui seul la menace d'un bouleversement profond de notre mémoire.

Publiée en juillet 2011 dans la revue Science, une étude américaine sur les moteurs de recherche démontre que l'on se souvient moins bien des informations que l'on sait pouvoir retrouver sur notre ordinateur que de l'endroit où elles sont stockées. Faut-il en conclure que, peu à peu, sans même en avoir conscience, nous déléguons notre savoir à des mémoires externes ? Transformons-nous notre propre mémoire, terreau de la maturation de la pensée, en simple index de nos connaissances ? Dans ce cas, il y a péril en la demeure !

Si Socrate était parmi nous, il prendrait l'affaire très au sérieux. Déjà, à son époque antique, le maître de la rhétorique s'inquiétait de la propagation de l'écriture, qui selon lui exposait les hommes au risque de s'assécher, de se « vider » de la culture. Il y a cinq cents ans, l'imprimerie de Gutenberg engendra des craintes semblables : ferons-nous encore l'effort de mémoriser le savoir dès lors qu'il se trouve dans les livres ? Avec le recul, évidemment, il est clair que l'écriture et la reproduction massive des ouvrages n'ont pas appauvri la pensée, bien au contraire.
« Dans notre univers hyperconnecté,
l'érudit a aujourd'hui nettement moins
d'utilité que le créatif »
Etienne Koechlin, neurobiologiste

N'empêche. La facilité avec laquelle, d'un coup de smartphone, nous accédons à Wikipédia et à moult informations personnelles (dates de naissance des proches, numéros de téléphone...) repose de façon aiguë cette problématique de l'externalisation de la mémoire. Pour l'heure, nul ne peut présager de son impact réel sur le cerveau. Au moins peut-on déjà constater certains de ses effets sur notre société, telle la dévalorisation de la figure du savant au profit du chercheur. « Dans notre univers hyperconnecté, note le neurobiologiste Etienne Koech­lin, l'érudit, riche de connaissances, a aujourd'hui nettement moins d'utilité que le créatif. C'est ainsi, chaque technologie favorise un type d'individu plutôt qu'un autre. »

La culture par les écrans ?

C'est indiscutable, la révolution numérique reconfigure notre rapport au monde et aux autres, comme elle nous affecte au plus profond de nous-mêmes. « Les bienfaits d'Internet sont considérables », dit en souriant le neuropsychologue Francis Eustache, émerveillé par les formidables avancées scien­tifiques que favorisent l'accès aux publications et la communication entre les chercheurs d'un bout à l'autre de la planète. « Il ne faut pas avoir peur du progrès, mais il faut l'interroger. »
« Quand une technologie nouvelle
se met en place, elle est
toujours inhumaine. »
Serge Tisseron, psychiatre

Que serons-nous demain ? Dans les plateaux de la balance, des apports et des pertes, une pile de questions et peu de réponses. Notre « bon vieux processus de pensée linéaire » est-il en passe de nous fausser compagnie, marquant là un tournant dramatique pour notre espèce ? Le psychiatre Serge Tisseron, coauteur du rapport de l'Académie des sciences, n'y croit guère. « La culture du livre ne disparaîtra pas, tout simplement parce qu'en inventant le livre l'être humain a créé quelque chose qui lui est fondamental : la pensée narrative, la mémoire événementielle, l'attention profonde... Quand une technologie nouvelle se met en place, elle est toujours inhumaine. Et puis elle s'adapte peu à peu à notre esprit, en même temps que l'esprit s'adapte à elle. L'opposition entre la culture du livre et la culture des écrans est probablement destinée à s'effacer derrière une culture "par les écrans", qui intégrera le meilleur de l'une et de l'autre. » Probablement. Croisons tout de même très fort les doigts, à nous en faire fumer les synapses.

> A lire aussi : Pas de DVD pour bébé !
(1) « I miss my pre-Internet brain », en VO.
(2) L'Enfant et les écrans, Un avis de l'Académie des sciences, de Jean-François Bach, Olivier Houdé, Pierre Léna et Serge Tisseron, éd. Le Pommier.

  (http://www.telerama.fr/medias/internet-modifie-t-il-mon-cerveau,93189.php#xtor=EPR-126-newsletter_tra-20130211)
 

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