mercredi 10 avril 2013

Le crépuscule des élites



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NEUCHÂTEL Mercredi10 avril 2013

Le crépuscule des élites

PAR PIERRE-EMMANUEL BUSS
En un peu plus d’une génération, le canton de Neuchâtel a perdu beaucoup de sa substance. Autrefois très visibles, les familles aristocratiques et les capitaines d’industrie ont vu disparaître leur influence ou ont émigré
Neuchâtel qui s’appauvrit, Neuchâtel qui doute, Neuchâtel qui peine à se projeter dans l’avenir. Depuis la crise horlogère des années 1970, qui l’a laissée sur la paille après trente ans de croissance ininterrompue, l’ancienne Principauté prussienne devenue suisse en 1815 cherche un second souffle. L’image qu’ont les Neuchâtelois d’eux-mêmes s’est encore dégradée durant une législature 2009-2013 marquée par les affaires. L’imbroglio ­juridico-électoral autour du report de l’élection du Conseil d’Etat au 28 avril constitue l’ultime épisode d’une longue tragicomédie.
Le futur gouvernement devra ­rétablir la confiance dans un contexte difficile: les statistiques montrent que la classe moyenne quitte le canton, notamment pour fuir une fiscalité très lourde. Une perte de substance qui s’ajoute à la disparition progressive des élites à l’origine de son rayonnement passé: les membres des vieilles familles aristocratiques et les capitaines d’industrie ont progressivement perdu de leur influence ou ont quitté la région.
L’émigration progressive des grandes familles anoblies avant la révolution républicaine de 1848 est emblématique. Tous deux députés au Grand Conseil, Nicolas de Pury (Les Verts) et Jean-Frédéric de Montmollin (PLR) ont de nombreux parents qui se sont exilés dans d’autres cantons et à l’étranger. «Jeune homme, je suis allé faire un stage de viticulture chez des cousins en Australie, raconte le premier. Ils font partie d’une branche qui a quitté Neuchâtel juste après 1848. A l’époque, quand vous vous appeliez de Pury, l’avenir était un peu bouché par ici.»
A Neuchâtel, la famille de Pury est incontournable – la principale place du chef-lieu porte d’ailleurs son nom. Une marque de recon­naissance pour son bienfaiteur ­David de Pury (1709-1786), explorateur et commerçant devenu banquier du roi du Portugal. Anobli par le roi Frédéric II de Prusse, il lègue à sa mort l’ensemble de son immense fortune à la Ville et bourgeoisie de Neuchâtel. Elle permettra de construire l’Hôtel de Ville, le Collège latin, le Collège des filles aux Terreaux, l’ancien hôpital, et de détourner le Seyon. Sans oublier une participation importante à l’établissement du réseau ferroviaire dans le Jura et le Val-de-Travers.
Aujourd’hui, une dizaine de Pury habitent encore le canton, une soixantaine dans le reste de la Suisse. «Il y a un effet fin de race», juge Nicolas de Pury, qui a rompu très tôt avec les valeurs de l’ancienne aristocratie. Fils d’un pilote militaire et neveu d’un commandant de corps, le jeune vigneron est devenu objecteur de conscience. «J’ai aussi objecté à l’Eglise, cela a suscité une certaine incompréhension dans la famille. Le fait de ne pas avoir suivi le chemin qui m’était destiné a affermi mes convictions.»
Jean-Frédéric de Montmollin est lui aussi issu d’une famille intimement liée à l’Ancien Régime. Avant 1848, les Montmollin et les Chambrier ont toujours siégé au sein du Conseil d’Etat de 26 membres qui régissait la Principauté. Il se réunissait au château de Neuchâtel, dans la même aile que les séances du gouvernement actuel.
Le médecin et député PLR de Cressier a appris à vivre avec sa particule. «Je me souviens que mon père me disait qu’il était impensable qu’un aristocrate puisse siéger un jour au Conseil d’Etat [depuis 1848, un seul a siégé au Château, Léo Du Pasquier, entre 1941 et 1947].» Il garde un souvenir amer de la décision du gouvernement, il y a quelques années, de ne pas participer au financement d’un film sur les principautés prussiennes. «Il s’est justifié en disant que cette histoire était antérieure à la République. Comme si l’Ancien Régime avait encore de l’importance aujourd’hui…»
Les Montmollin sont mieux représentés dans le canton que les Pury. Ils ont également essaimé à l’étranger, notamment aux Etats-Unis et en Argentine. Ou ailleurs en Romandie, notamment sur l’Arc lémanique. Sur les trois fils de Jean-Frédéric de Montmollin, deux vivent dans le canton mais travaillent à Zurich et Lausanne. Le troisième s’est installé dans le canton de Vaud. Il siège au Grand Conseil sous la bannière écologiste.
Cette perte de substance n’est pas propre à Neuchâtel. Mais elle est vécue plus durement dans un canton autrefois prospère qui a bénéficié d’une concentration de grands hommes peu commune au vu de sa petite taille. Des trajectoires détaillées dans les cinq tomes des ­Biographies neuchâteloises* dirigées par l’historien Michel Schlup. On y retrouve plus de 200 personnalités marquantes, parmi lesquelles l’horloger Abraham-Louis Breguet, le diplomate Emer de Vattel, l’écrivain Blaise Cendrars et l’architecte Charles-Edouard Jeanneret dit Le Corbusier.
«La plupart des gens qui ont fait Neuchâtel sont venus d’ailleurs et sont repartis ensuite», souligne Michel Schlup. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose. Les patrimoines familiaux ont été dispersés. Beaucoup de châteaux et de maisons de maître ont été vendus.» Le magnifique domaine de Vaudijon, à Colombier, constitue un cas d’école. Construit au début du XIXe siècle par Jean-Pierre Du Pasquier, un descendant du fondateur de la fabrique d’indiennes de Cortaillod, il a été racheté successivement par des hommes d’affaires néerlandais et français.
L’exode des familles aristocratiques a touché de plein fouet le Cercle du Jardin, société exclusivement masculine créée en 1759 sur le modèle des clubs londoniens. «Jusqu’en 1848, tous les notables de Neuchâtel étaient membres, indique Maurice de Tribolet, archiviste cantonal retraité, lui-même membre du cercle. Les critères d’adhésion étaient extrêmement stricts. Sa composition a énormément changé depuis les années 1980 avec l’arrivée de ­représentants de l’économie.» Des roturiers ont pu se mélanger aux vieilles familles, parfois après plusieurs années d’attente.
Selon Jean-Frédéric de Montmollin, le Cercle du Jardin est «surtout utile pour le carnet d’adresses». Il assure que ce n’est pas un cénacle occulte où l’on fait ou défait les candidatures au Conseil d’Etat. «Son influence n’a rien à voir avec le Cercle de la Terrasse, à Genève, qui est une sorte d’Etat dans l’Etat.» Un constat qui s’applique aussi aux «vieilles ­familles»: peu actives à Neuchâtel, elles ont gardé un pouvoir considérable dans la Cité de Calvin. «Avec des moyens qui n’ont rien à voir avec ceux de l’élite neuchâteloise», précise Maurice de Tribolet.
Après les Trente Glorieuses, qui ont permis à Neuchâtel d’atteindre le statut enviable de quatrième canton le plus riche de Suisse, le premier choc pétrolier et la crise horlogère ont entraîné un sévère retour de balancier. Entre 1970 et 1980, le canton a perdu plus de 10 000 habitants, retombant sous la barre des 160 000. Il ne s’en est jamais remis, malgré le rebond spectaculaire de l’horlogerie ces dix dernières années. Autrefois très présents dans la vie culturelle du Haut, les grands patrons horlogers n’habitent plus le canton. Les principales marques ont été absorbées par de grands groupes internationaux.
L’industrie du bas du canton et des vallées a subi le même sort. Propriété de familles neuchâteloises, Suchard, Dubied ou encore les Câbles de Cortaillod ont tous disparu, été rachetés ou livrés au bon vouloir de dirigeants installés en dehors du canton. En une génération, le canton s’est vidé de ses centres de décision. Finie, l’époque dorée où un Carlos Grosjean – père de l’actuel conseiller d’Etat Thierry Grosjean – siégeait au conseil d’administration de la SBS, Jean Carbonnier à celui d’UBS et où Yann Richter présidait le Parti radical suisse.
Les nouvelles élites sont moins fortunées et moins voyantes que durant l’après-guerre. Elles sont surtout plus mobiles et souvent peu impliquées dans la vie locale. Elles se concentrent dans l’industrie, les hautes écoles et plusieurs institutions culturelles de premier plan, avec notamment une immense richesse muséographique.
Avec l’Université, le canton dispose d’un terreau fertile. Alors que l’ancienne académie séduisait les ­savants de l’Europe entière, elle est devenue, plus modestement, une plateforme centrale du développement régional. Son importance se traduit dans les statistiques: en 2009, Neuchâtel comptait un taux de diplômés universitaires de 21%, un record national partagé avec ­Genève. Avec un grand défi: garder les jeunes diplômés, qu’ils soient issus du canton ou venus d’ailleurs.
C’est là que le bât blesse. Péri­phérique, le canton ne parvient pas à retrouver son dynamisme d’antan, trop occupé à se déchirer entre son Littoral et ses Montagnes. «Ce clivage de l’Ancien Régime a été ravivé par la crise des années 1970, estime Maurice de Tribolet. La fracture identitaire a longtemps été masquée par la prospérité des Montagnes, qui a permis d’équiper le Littoral. Aujourd’hui, on est rattrapé par la réalité: Neuchâtel est un petit canton avec un esprit qui est resté foncièrement villageois.»

* Les Biographies neuchâteloises, ouvrage collectif, cinq tomes parus entre 1996 et 2008, Editions Gilles Attinger, Hauterive.


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