Lorsque l’on définit le journalisme comme étant le « quatrième pouvoir » c’est en opposition aux trois autres : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Cette appellation a encore cours aujourd’hui mais la nature de ce pouvoir reste floue. Ainsi, dans le Débat numéro 138 de 2006 sur « Penser la société des médias », Marcel Gauchet s’est attaché plus précisément à définir ce « quatrième pouvoir » et ce qu’il représente. Dans son article « Contre-pouvoir, méta-pouvoir, anti-pouvoir », il cherche à cerner plus précisément le rôle que peut jouer la presse. Ces trois termes correspondent à trois étapes du changement de la tâche du journalisme pour Marcel Gauchet. Il explique cette évolution de la presse en lien avec les modifications qui ont eu lieu dans les sociétés démocratiques.
Ce terme de « quatrième pouvoir » semble supposer que le journalisme dispose des mêmes possibilités que les trois autres. Pourtant la première particularité de ce « quatrième pouvoir » est qu’il ne ressemble en rien aux trois autres. Il est sans consistance institutionnelle par rapport aux autres. Il est issu d’une multiplicité d’agents qui ne partagent pas tous le même point de vue sur leur profession. La presse appartient au secteur privé dont les intérêts économiques occupent une place prédominante. De plus, ce pouvoir ne dispose pas d’un réel pouvoir de contrainte. Il peut contribuer à un partage d’opinions mais ce sera toujours aux lecteurs de décider d’agir.
Pour Marcel Gauchet, « est pouvoir, dans l’exercice de ces fonctions, ce qui contribue à empêcher ou à obliger les pouvoirs constitués »[1]. Ainsi la thèse défendue est que ce pouvoir est « le pivot autour duquel tourne le processus représentatif »[2] et il explique pourquoi. La démocratie moderne est caractérisée par le système représentatif. Comme l’indique l’origine de son nom, la démocratie est le pouvoir du peuple. Etant dans des sociétés qui ne peuvent plus fonctionner sur le mode athénien, les démocraties modernes ont mis en place une représentation des citoyens.
Toutefois, comme beaucoup l’ont montré, ce système représentatif n’est pas sans faille. Le plus grand risque étant que les représentants élus s’emparent du pouvoir sans rendre de compte aux citoyens. Pour Marcel Gauchet, « le quatrième pouvoir est celui qui empêche le peuple de tomber dans l’esclavage en maintenant quelque chose de sa puissance dans les intervalles de sa manifestation »[3]. Il ne peut pas y avoir de représentation efficace des citoyens sans garde-fou. Le pouvoir risque de corrompre les représentants et la presse est là pour leur rappeler leur fonction au sein du système.
Ainsi « le journalisme est consubstantiel à la politique moderne conçue comme émanation de la société »[4]. C’est parce que la démocratie moderne nécessite la représentation, qu’elle va également avoir besoin d’un système de contre-pouvoir. Le journalisme produit « les conditions d’une compétition loyale pour le pouvoir, de l’extérieur du jeu »[5]. Ne possédant pas les mêmes moyens ou n’ayant pas d’appui constitutionnel, le journalisme ne peut pas affirmer être sur un pied d’égalité avec les autres pouvoirs, il est à part.
C’est parce qu’il est différent que le journalisme va pouvoir arbitrer le jeu avec les trois autres pouvoirs. « Il ne s’y ajoute pas ; il constitue leur vis-à-vis »[6]. Il permet le bon fonctionnement des sociétés démocratiques en créant le débat nécessaire à ce système. Sans lui, il y a un risque de dégénération des trois pouvoirs. S’il était identique aux autres pouvoirs, le journalisme serait inutile puisqu’il serait à l’intérieur et ne disposerait pas d’un point de vue externe. Pour reprendre les termes de Kant, il serait dans « l’espace des actions » plutôt que d’être dans « l’espace des opinions » et n’aurait pas le recul nécessaire.
Mais pour Marcel Gauchet, il ne faut pas dire que le journalisme est le contre-pouvoir. « Il n’est que la force qui permet au contre-pouvoir d’advenir et de fonctionner »[7]. Le journalisme comme « quatrième pouvoir » n’est pas directement un contre-pouvoir qui s’oppose aux trois autres. Il n’en a pas les moyens pratiques. Il rend possible l’existence du contre-pouvoir grâce à qui le système représentatif des démocraties modernes peut fonctionner. Le journalisme a pour rôle d’encadrer l’exercice du pouvoir. Ainsi l’auteur parle dans ce cas de « méta-pouvoir » qui rappelle aux pouvoirs leur fonction première.
Pourtant Marcel Gauchet met en évidence une évolution du journalisme en même temps qu’une évolution des sociétés démocratiques. Le développement des médias de masse, en particulier la télévision, a modifié le rôle du journalisme. Les données économiques, en prenant de plus en plus d’importance, ont contribué à l’édification de l’opinion comme unique source de légitimité pour les médias. « Les médias portent l’opinion, ils l’alimentent, la répercutent, ils la mettent en scène ; ils sont à son service »[8].
La place de l’opinion prend une telle importance qu’elle va modifier le rôle même du journalisme[9] : « le journalisme, dans ce dispositif, est clairement le contre-pouvoir ou, plus exactement, l’organe grâce auquel existe et fonctionne le contre-pouvoir par excellence, à savoir le contrôle de l’opinion ».
Dans la logique des pouvoirs, ce qui compte, c’est l’opinion. Les médias ne sont que les vecteurs de sa manifestation. Mais cela leur apporte une certaine supériorité par rapport aux autres pouvoirs.
En tant que représentant de l’opinion, le journalisme adopte un nouveau statut dans la société. Il devient le biais par lequel le pouvoir doit passer s’il veut se faire entendre et n’est plus seulement la voie du contre-pouvoir. Le politique utilise les médias s’il veut toucher l’opinion. « Cela veut dire qu’il est obligé d’ajuster son discours aux règles de l’information, quitte à essayer de les tourner à son profit »[10]. Le politique est contraint de se soumettre aux règles des médias et au contrôle de l’opinion, ce qui modifie son agir.
Alors que la presse avait pour rôle d’assurer le bon fonctionnement de la représentativité dans les sociétés démocratiques, elle va se retourner contre le système. « (…) le contre pouvoir, au lieu de se limiter à empêcher les abus des pouvoirs, en arrive à les incapaciter dans leur action »[11]. Ce contre-pouvoir devient une force d’annihilation. Le politique se sent forcé de se justifier en permanence vis-à-vis des médias. Chaque action doit passer par le jugement de l’opinion ce qui tend à supprimer tous les actes qui ne pourront pas passer cette barrière. Ainsi la presse rend impossible tout exercice du pouvoir.
En rendant l’action politique impossible, le journalisme aurait pu créer une réaction négative à son encontre. Pourtant un changement s’opère dans la société qui va justifier le rôle de la presse. Pour Marcel Gauchet, il y a eu un glissement des droits de l’homme de la sphère juridique à la sphère idéologique. Cela va avoir une influence sur la presse. « L’idéologie des droits de l’homme justifie le rôle civique du journalisme ; elle lui accorde une éminente dignité sociale »[12]. Le journalisme devient le « procureur des maux de la collectivité, tantôt en avocat des victimes »[13]. Il est le défenseur des opprimés face aux autres pouvoirs.
Les gouvernants n’ont pas d’autre choix que de passer par la presse pour toucher l’opinion mais le problème est que le journalisme est auréolé d’un tour moralisateur et sentimental qui désarme les politiques et les empêche d’évoquer les contraintes de la réalité. Ils sont ainsi forcés de se soumettre aux médias à la fois sur la forme de leur discours et sur le fond. Cela place les hommes politiques dans une position de faiblesse et contribue à l’amoindrissement du pouvoir politique. Dès lors, le pouvoir politique – la démocratie de contrôle – devient déficient.
Mais cette impuissance va se retourner contre celui qui l’a engendré. Les médias se transforment en anti-pouvoir mais ils ne disposent pas des moyens pour remplacer le politique qu’ils détruisent. Ainsi l’anti-pouvoir « sécrète une dépolitisation profonde qui commence avec ce dont il traite. Il se défait avec les pouvoirs qu’il dissout »[14]. Pour le dire autrement, une fois qu’il a détruit les autres pouvoirs, l’anti-pouvoir, le journalisme, se retrouve seul et sa raison d’être n’est plus, il n’a plus rien à qui s’opposer. Ainsi cette étude apporte une première piste de réflexion sur la crise de la presse. En passant de contre-pouvoir à anti-pouvoir, le journalisme s’est conduit lui-même à sa perte.
Dans cet article Marcel Gauchet illustre le lien qui existe entre le journalisme et la société démocratique. Même s’il n’est pas défini de la même façon par les auteurs précédemment cités, la constante qui revient dans la définition de ce lien est que la presse est une sorte d’organe de contrôle du pouvoir. Elle a toujours une fonction régulatrice. Le fonctionnement des sociétés démocratiques modernes, au travers de la représentation, inclut qu’il faille un système de contre-pouvoir dont la presse fait partie.
Le développement des sociétés démocratiques a contribué à l’évolution de leur lien avec la presse. En voulant mettre en place un système représentatif, elles ont favorisé certaines valeurs qui sont également à l’origine du journalisme. La représentation nécessite le débat, la liberté d’expression et d’opinion qui rendent possible le journalisme. Ainsi la presse est à la fois une conséquence de la construction des sociétés démocratiques mais elle participe aussi à leur bon fonctionnement, elle en est un élément constitutif.
Pourtant Marcel Gauchet insiste sur l’évolution qu’a connu le journalisme en lien avec les changements de la société. Avec les termes de « contre-pouvoir, méta-pouvoir et anti-pouvoir » il explique cette transformation et les effets qu’elle a eu sur le lien entre la presse et la société démocratique. Que ce soit en bien ou en mal, ce lien existe toujours même si le journalisme en devenant un anti-pouvoir contribue à la perte du politique et à la sienne. Cette dépolitisation est une explication de la crise que connaît actuellement la presse. Destinée à l’origine à être un contre-pouvoir, elle a perdu de son intérêt en détruisant le politique. Mais il n’est pas certain que cette explication soit la seule pour comprendre la crise actuellement traversée.
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