Les physiciens de la collaboration Opera viennent d’annoncer les résultats d’un test destiné à éliminer une source d’erreur dans la mesure de la vitesse des neutrinos muoniques voyageant entre leCern et le Gran Sasso. Les neutrinos semblent bel et bien voyager plus vite que la lumière, mais des raisons de douter demeurent.
Wolfgang Pauli avait tout juste 21 ans quand il a publié un article de fond sur la théorie de la relativité d’Einstein. Les plus de 300 pages exposant les méthodes mathématiques et les concepts physiques derrière la relativité restreinte et générale démontraient une telle maîtrise et une telle maturité qu’elles ont stupéfié Albert Einstein et Herman Weyl. Une dizaine d’années plus tard, Pauli introduisait en physique une étrange particule fantomatique, sans charge ni masse et qui interagissait très peu avec la matière : leneutrino.
Qu’aurait donc pensé « Zweistein » (le sobriquet désignant parfois Pauli et indiquant que ses pairs le considéraient comme le second Einstein) des résultats des mesures des membres de la collaboration Opera ?
Rappelons que le 22 septembre 2011 le CNRS a mis en ligne une vidéo dans laquelle le physicien Dario Autiero, chercheur à l'Institut de physique nucléaire de Lyon (IPNL) faisait une déclaration fracassante. Il expliquait avoir chronométré avec ses collègues, à l'aide d'horloges atomiques issues des travaux de Norman Ramsey, une vitesse dépassant celle de la lumière pour des neutrinos muoniques créés au Cern et envoyés en direction du détecteur Opera, à plus de 730 km de là, sous le Gran Sasso.
Depuis Pauli, et en se basant sur les travaux de Fermi, Bruno Pontecorvo et bien d’autres, nous disposons d’une théorie des neutrinos connue sous lemodèle standard. Elle contient non pas un mais trois neutrinos capables de se transformer les uns dans les autres et qui ne sont plus sans masse. Mais ce modèle repose toujours sur la théorie quantique relativiste de champs que Pauli lui-même a fondée avec Heisenberg, Fermi et Dirac. Les neutrinos arrivant avec 60 nanosecondes d’avance par rapport à des photons qui ont été observés par les membres d’Opera sont impossibles dans cette théorie qui a passé de nombreux tests avec succès et une grande précision.
Compter les neutrinos un à un
On comprend donc le scepticisme très majoritairement partagé par la communauté des physiciens théoriciens. Un récent exemple de ce scepticisme peut se voir dans les calculs du prix Nobel de physique Sheldon Glashow, conforté par les résultats des expériences Icarus et Nomad, montrant que si des neutrinos transluminiques existaient vraiment, ils devraient produire l’analogue de l’effet Cerenkov, en contradiction avec les mesures des deux expériences citées.
Malgré le travail soigneux et rigoureux de membres de la collaboration Opera, des doutes subsistaient au sein même de la collaboration et certains chercheurs n’avaient pas signé l’article mis à disposition de la communauté scientifique sur arxiv, dans l’espoir qu’un regard neuf permette de trouver un biais systématique passé inaperçu, invalidant l’idée de neutrinos transluminiques.
Les membres d’Opera eux-mêmes étaient bien conscients d’un possible biais au niveau des caractéristiques des paquets de protons utilisés pour générer les paquets de neutrinos envoyés à travers la croûte terrestre vers le Gran Sasso. La durée de chaque bouffée de protons était en effet de 10.500 nanosecondes environ, alors que l’avance attribuée aux neutrinos était de 60 nanosecondes. Une petite erreur dans le traitement statistique de paquets de protons aussi longs aurait pu facilement expliquer la mesure obtenue. Pour éliminer ce biais, les chercheurs ont utilisé pendant 10 jours des petits paquets de protons durant seulement quelques nanosecondes, ce qui permettait de mesurer la vitesse individuelle des neutrinos et pas une moyenne.
Une vue du détecteur Opera dans sa caverne du Gran Sasso. © Collaboration Opera
Ce 18 novembre 2011, les membres d’Opera confirment finalement qu’ils continuent à mesurer une avance de 60 nanosecondes des neutrinos muoniques par rapport à des photons qui auraient fait le même trajet. Cependant, ils se refusent toujours à faire des commentaires officiels pour tenter d’expliquer à l’aide d’une nouvelle physique cet énigmatique résultat. L’article exposant leur travail est on ne peut plus clair car il se conclut par : «Malgré le caractère très significatif de la mesure rapportée ici et la robustesse de l'analyse, l'impact potentiellement important de ce résultat justifie la poursuite d’études destinées à découvrir de possibles effets systématiques encore inconnus qui pourraient expliquer l'anomalieobservée. Nous nous abstenons délibérément de tenter une interprétation théorique ou phénoménologique des résultats ».
Des affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires
Il est en effet bien trop tôt pour penser que l’on doit effectivement mettre en cause la théorie de la relativité. Il faut dire que les tests de la relativité restreinte sont devenus particulièrement précis depuis quelques années. On pourrait penser cependant que les observations d’Opera pourraient constituer l’analogue de celles de Michelson et Morley ou du corps noir vers 1900. Remettre en cause la théorie de la relativité restreinte donnerait probablement un nouveau souffle à des tentatives pour interpréter lamécanique quantique dans le sens des idées de John Bell et David Bohm, mais là aussi les contraintes sont fortes.
Sans aller jusqu’à remettre en cause la théorie de la relativité, certains spéculent sur des aménagements. Il y a par exemple des possibilités plus ou moins contenues dans la théorie des cordes que l’univers puisse être décrit par une théorie de l’espace-temps bimétrique comme le propose John Moffat. Dans ce type de théorie, il existerait bien une vitesse limite, comme dans le cas de la relativité restreinte, mais différente selon les particules. Lagravitation pourrait ainsi se propager selon une vitesse absolument maximale supérieure à celle de la lumière mais les photons et les électronsauraient une vitesse limite différente, inférieure à celle des neutrinos qui elle-même le serait par rapport aux gravitons.
Comme le signale le Gilles Cohen-Tannoudji, il se pourrait aussi que l’on soit en présence d’effet de gravitation quantique avec non pas une violation de l’invariance de Lorentz mais une « déformation » de celle-ci.
En tout état de cause, comme le disait Carl Sagan : « Des affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires ». On n’en est pas encore là...
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