mercredi 26 octobre 2011

Anne Eveillard : Jusqu'où aimons-nous les machines ?

Anne Eveillard : Jusqu'où aimons-nous les machines ?

Propos recueillis par Jean-François Marmion
Article publié le 28/09/2011
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Parler à son réfrigérateur, présenter son aspirateur à son chien, chouchouter sa cafetière quand on ne boit pas de café, se réjouir que son four soit sale... Dans Ces machines qui parlent de nous (Les quatre chemins, 2011), la journaliste Anne Eveillard analyse les rapports souvent inattendus que nous entretenons aux objets électroménagers, et qui témoignent des grandes évolutions de notre société.

Pour votre enquête sur nos rapports aux objets du quotidien, vous avez rencontré des psychologues qui décrivent des relations parfois très fortes à l’électroménager. On sait qu’on peut avoir une relation particulière à sa voiture, mais à un grille-pain, c’est plus surprenant !

C’est vrai en tout cas pour le gros électroménager, comme le réfrigérateur ou l’aspirateur. Les gens parlent à leur réfrigérateur ! Nos comportements ont considérablement évolué depuis une dizaine d’années. Plusieurs constatations, rapportées par les chercheurs, ont motivé ce livre. Par exemple, l’étudiant ne se sent devenir autonome que le jour où il lave son linge dans sa machine à laver, au lieu de l’emmener chez sa maman. Ou encore, à l’autre bout de la chaîne, certains seniors, partant du principe qu’ils ont encore la vie devant eux, se mettent en compétition, en termes de longévité, avec les machines qui vont renouveler leur parc électroménager dans la cuisine. Ils se demandent qui va durer le plus longtemps !

En quoi le réfrigérateur occupe-t-il, selon vous, une place privilégiée dans la famille ?

Une famille de 4 personnes l’ouvre 52 fois par jour. Mais elle ne mange pas 52 fois ! Elle l’ouvre pour se rassurer : il n’est pas vide… C’est aussi sur lui qu’on va déposer les post-it, des magnets, des petits messages. C’est une espèce de boîte aux lettres pour la famille. S’il y a un objet auquel on pourrait dessiner des bras et des jambes pour en faire une personne, c’est bien lui. Des industriels commencent même à y incruster des ordinateurs ou des écrans de télévision pour regarder ou écouter les informations du matin. Il est vrai qu’on allume déjà le four pour voir ce qui se passe dedans, comme une télévision. Alors que les Allemands recouvrent leurs aliments pendant la cuisson, les Français aiment que ça saute et que ça gicle. C’est le côté « c’est moi qui l’ai fait »… C’est extrêmement valorisant ! Les fours autonettoyants, c’est typiquement français.

Vous expliquez justement que le fait-maison occupe désormais une place prépondérante.

Avec les 35 heures et les RTT, les campagnes de santé publique pour nous inciter à mieux manger, et plus encore avec la crise économique, les gens ont redécouvert le plaisir de cuisiner. Ce n’est plus une contrainte pour 80 % des gens. La barquette au micro-onde n’est plus la solution comme dans les années 1980 et 1990. En famille recomposée, par exemple, le repas du week-end redevient fédérateur. Le plaisir de créer soi-même dans un espace personnel de liberté est en contradiction avec un univers professionnel de plus en plus oppressant, où on n’ouvre même plus les fenêtres. Si les cuisines, elles, sont maintenant ouvertes sur le salon, c’est parce que le cuisinier se met en scène comme au théâtre, en exhibant les ustensiles. Le clou du spectacle, c’est le passage au four. On retrouve de plus en plus ces procédés dans les restaurants. Les industriels observent d’ailleurs ces tendances à la loupe pour les signaler à leurs designers, dans la même logique que pour l’automobile. Les fabricants sont unanimes pour comparer l’achat du gros électroménager à celui d’une voiture ou d’un ordinateur. L’acte d’achat est motivé par les mêmes critères, d’autant que les industriels ont les mêmes réflexes de viser la performance du produit alliée à une perspective écologique, en soignant l’aspect esthétique.

« Plus que la pilule, le droit à l’avortement ou l’accès au travail, c’est la machine à laver qui a le plus contribué à la libération de la femme. » Vous rappelez que c’est ce qu’on pouvait lire lors de la journée de la femme de 2009 dans les colonnes de l’Osservatore Romano, le journal du Vatican, sous la plume d’une femme d’ailleurs. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

Franchement, c’est un sujet de dissertation pour les étudiants en philosophie ! Françoise Giroud avait déjà suscité un tel débat en écrivant ce genre de phrase dans les années 1980. Les plus pessimistes diront que le lave-linge a libéré du temps aux femmes, mais pour d’autres tâches ménagères comme faire les courses, aller chercher les enfants à l’école, s’occuper du jardin… Mais laver le linge comme au temps de L’Assommoir, ou comme celles qui, dans d’autres pays du monde, le lavent encore dans des lacs ou au bord d’un fleuve, c’est éreintant. D’un point de vue technique, la femme a vraiment été libérée avec le lave-linge, mais l’arrivée de la pilule ou la légalisation de la contraception ont-elles vraiment libéré la femme sur un autre plan ? Oui et non. Elles ont évidemment changé la vie des femmes, mais il reste des problématiques lourdes : il y a quasiment autant d’avortements chez les adolescentes qu’avant l’arrivée de la pilule, ce qui prouve bien qu’il reste des efforts de communication et d’explication pédagogique à faire.

Les hommes et les femmes ont-ils le même rapport aux machines ?

Non. Les femmes sont moins dans la mise en scène et la performance. Il faut que la machine soit pratique, leur fasse gagner du temps, éventuellement qu’elle présente un avantage esthétique. Quant aux hommes, il est relativement récent qu’ils passent l’aspirateur ou fassent la cuisine. Qu’ils soient célibataires ou qu’ils accueillent les enfants le week-end suite à un divorce, à un moment ou à un autre, ils sont bien obligés de s’y mettre. Ils sont alors davantage attirés par la performance, la mise en valeur. Même si ce n’était pas son but, le fait que James Dyson se serve de son aspirateur pour faire sa pub a incité des hommes à l’imiter, mais dans la logique de se trouver aux commandes d’un outil ultra performant, comme s’ils conduisaient une fusée !

On se demande jusqu’où peut aller l’amour de certains pour l’électroménager, puisque les annales médicales ont enregistré plusieurs dizaines de cas de pénis charcutés chez des messieurs esseulés qui faisaient un câlin à leur aspirateur…

Ces cas extrêmes, avec des dommages collatéraux, ne sont pas si étonnants que cela ! Avant que je commence mes recherches pour ce livre, un aspirateur n’était pour moi qu’un objet pratique, qui avait pour mission d’enlever la poussière. Plus performant qu’un autre ou pas, qu’importe. Mais j’ai découvert que certains le comparent à un animal domestique. J’en ai été témoin très récemment encore : une femme m’a raconté que son aspirateur robot avait sympathisé avec sa chienne. Du coup, la base du robot est à côté de la niche du chien. Pour elle, il n’y a là rien d’incongru.

La domotique, c’est-à-dire l’automatisation de la maison et son autogestion informatique, suscite encore beaucoup de réticences en France. Parce que nous perdrions notre rapport actuel aux machines ?

Aujourd’hui, avec un gros chèque, on peut domotiser de la cave au grenier en quelques mois. Avec un tableau de bord dans sa cuisine, on peut gérer l’intensité de la lumière, les volets roulants, la mise en route des machines, la gestion des courses… Mais les industriels constatent une réticence, notamment à cause du retour au fait-maison : chez soi, on veut être le maître à bord et remettre les mains dans la farine ! Si je m’achète le même joli robot qu’un chef étoilé, c’est pour m’en servir et faire le chef chez moi. On tolère une télécommande pour les tâches qui ne procurent aucun plaisir comme fermer les volets, mais moins pour préparer un repas. Ces comportements vont peut-être évoluer, mais retardent la domotisation.

Vous racontez sur votre blog que depuis la publication du livre, des fabricants vous sollicitent pour tester de nouveaux appareils ménagers.

Au secours ! On dirait que je suis subitement devenue une espèce d’experte, comme si j’avais 50 milliards d’outils dans ma cuisine, alors qu’il n’y a vraiment que le strict minimum. Un journal féminin m’a demandé de tester des Blender, mais je n’en ai même pas chez moi. Je ne suis absolument pas le bon cobaye. Je suis le contre-exemple des gens dont je parle. Ce qui m’intéresse, c’est juste d’observer le comportement de mes contemporains, avec leur frénésie d’acheter parfois sans utiliser. On m’a dit plusieurs fois : « J’ai une Nespresso, mais je ne bois que du thé. » C’est tout de même troublant…

(http://le-cercle-psy.scienceshumaines.com/anne-eveillard--jusqu-ou-aimons-nous-les-machines-_sh_27836)

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