mercredi 19 octobre 2011

UNE TRIBUNE : "LE RACKET DE L'ÉDITION SCIENTIFIQUE"

UNE TRIBUNE : "LE RACKET DE L'ÉDITION SCIENTIFIQUE"

Revues {Sciences²} publie une tribune de David Monniaux, chercheur au CNRS (laboratoire VERIMAG, Grenoble) et professeur à l'École polytechnique (Palaiseau). Elle dénonce ce que son auteur nomme : «Le racket de l'édition scientifique».

Elle prend comme point de départ un procès en cours aux Etats-Unis qui pourrait se terminer par la condamnation d'Aaron Swartz, un jeune chercheur qui a diffusé sur le net, gratuitement, des articles parus dans des revues scientifiques. Voici cette tribune.

«Aaron Swartz, un jeune chercheur américain, risque 35 années de prison. Son crime ? Avoir téléchargé une grande quantité d'articles de recherche universitaire en prenant quelques libertés avec la loi.1 Cette affaire lève le voile sur certaines curieuses pratiques des éditeurs. Les lois sur le droit d'auteur sont-elles bien adaptées ?

Expliquons d'abord comment fonctionne la publication universitaire. Les chercheurs en sciences exactes (c'est moins vrai pour les sciences humaines et sociales) doivent publier leurs résultats sous forme d'articles de revues spécialisées afin de les faire connaître à leurs collègues. Ces revues, à bien distinguer des magazines de vulgarisation comme Pour la Science ou Science & Vie, peuvent être pluridisciplinaires, comme les bien connues Natureet Science, ou spécifiques à une discipline, comme le Journal of Experimental Botany. Les articles passent devant un comité éditorial, aidé d'experts extérieurs, qui évaluent le sérieux, l'originalité etc. des résultats et la qualité rédactionnelle, puis, s'ils sont acceptés, sont publiés.

Ni les auteurs, ni le comité éditorial, ni les experts ne sont rémunérés par les éditeurs ; souvent même, les auteurs, ou plutôt leurs employeurs (universités, instituts de recherche, entreprises...) doivent payer les revues pour « participer aux frais d'impression ». Ces organismes doivent également payer leurs abonnements, souvent très coûteux : il n'est pas rare qu'une revue coûte plus de 4000€ par an. De plus, les éditeurs exigent généralement que les auteurs et leurs employeurs cèdent tout droit sur les articles, au point parfois de ne pas avoir le droit de les mettre en ligne sur leur propre site Web professionnel ! Comme la recherche publique, mais aussi une partie importante de la recherche privée, est financée par le contribuable, cela veut-dire que celui-ci paye trois fois (recherche, publication, abonnement) pour un document qui in fine n'appartient plus à la collectivité.

Des coûts élevés se justifiaient peut-être quand il fallait typographier, imprimer et livrer des revues à faible tirage. Or, de nos jours, on exige des auteurs des documents déjà dactylographiés électroniquement, voire, dans certaines disciplines, déjà mis en page aux canons de la revue ; le travail de saisie et mise en page restant est souvent délocalisé dans un pays à bas coûts salariaux, tel que l'Inde. Enfin, on imprime de moins en moins, les chercheurs accédant directement aux articles en ligne. Pourtant, les abonnements aux « bouquets » de revues en ligne sont très coûteux, et quand les articles sont disponibles à l'unité, ils le sont souvent à un prix considérable (30€ pour quelques pages).

Comptes rendus Au 19e siècle, les revues étaient le plus souvent publiées par des sociétés savantes, mais, de nos jours, une poignée de grands groupes se partagent l'essentiel du marché ; par exemple, lesComptes rendus de l'Académie des Sciences française sont actuellement édités par le groupe international Reed-Elsevier. Assurément, cet oligopole fait des bénéfices considérables aux dépens des institutions scientifiques, donc des contribuables. Les chercheurs peuvent difficilement s'opposer aux éditeurs : ils sont évalués (par leur employeur, par des agences comme l'AERES ou l'ANR...) en fonction du nombre d'articles publiés dans les revues les plus prestigieuses, c'est-à-dire les mieux établies ; qui voudrait risquer sa carrière en ne publiant que chez les moins rapaces ?

Aaron swartz Qu'a fait Aaron Swartz (photo à droite Flickr, Boston Wiki Meetup, Sage Ross) ? Il a voulu mettre à disposition de tous des articles anciens, archivés par un site appeléJSTOR, pour lequel l'abonnement coûte typiquement plusieurs dizaines de milliers d'euros par an aux universités. Certains de ces articles sont trop anciens pour être encore protégés par le droit d'auteur, mais les éditeurs invoquent alors d'obscurs droits de numérisation, au fondement légal douteux. D'autres le sont encore, mais rappelons que ce droit en l'espèce ne profite pas aux auteurs, puisqu'ils l'ont cédé aux éditeurs, qui sont les seuls à profiter financièrement de la situation.

Aaron Swartz n'est pas un de ces jeunes « pirates » dont on entend parfois parler. Outre des contributions techniques à l'infrastructure Internet, et la création de start-ups, il milite politiquement pour le changement politique aux États-Unis et notamment pour une plus grande transparence des institutions. Au moment des faits, il était boursier d'un centre de recherche sur l'éthique de la prestigieuse Université Harvard. Il n'a dérobé aucun mot de passe, n'a endommagé aucune base de données. Il s'est contenté de brancher sans autorisation un ordinateur sur le réseau du Massachusetts Institute of Technology et de profiter de l'accès de ce dernier à JSTOR. Les moyens employés étaient certes illicites et maladroits, mais son action met en lumière de réels problèmes.

Tout d'abord, il est anormal que la recherche financée par le contribuable constitue une rente au profit de quelques groupes. Un chercheur isolé ne peut imposer ses conditions à ces derniers, mais un état, ou, mieux, l'Union européenne, le peut. Il suffirait, par exemple, de poser dans la loi que les articles de recherche écrits par les fonctionnaires et agents publics, ainsi que ceux qui ont été financés pour tout ou partie par l'argent public, ne peuvent être donnés en exclusivité à un éditeur. C'est déjà le cas pour ceux écrits par des fonctionnaires fédéraux américains, et les éditeurs s'en accommodent bien.

La durée du droit d'auteur, en France, est de 70 ans après la mort des auteurs. Aux États-Unis, sous la pression des lobbys, il peut être de 120 ans après la publication de l'œuvre. Autant dire que les invocations larmoyantes des auteurs « qui doivent bien vivre » ne sont guère pertinentes : pareilles durées bénéficient principalement aux grands groupes d'édition et à quelques héritiers de grands auteurs, qu'ils n'ont souvent pas connus. En revanche, en raison de ces durées importantes, de nombreuses œuvres sont « orphelines » : personne n'a le droit de les utiliser sans l'autorisation des ayant-droit, mais ceux-ci sont introuvables (éditeurs disparus depuis longtemps, héritiers inconnus ou introuvables...), et de nombreux articles scientifiques anciens sont inaccessibles sans coûteux abonnements. Peut-être serait-il pertinent de revenir aux durées de protection antérieures (50 ans post mortem).

Enfin, se pose également la question des droits des organismes qui numérisent les œuvres (photographies de tableaux, scans de documents...). Certains essayent de se parer de la protection du droit d'auteur ; or celui-ci n'est censé couvrir que les œuvres présentant une certaine originalité. On peut comprendre leur volonté de protéger leurs investissements, mais, là encore, rien ne justifie une rente de durée indéfinie.

Hélas, à chaque fois que le Parlement s'est penché sur le droit d'auteur ces dernières années, c'était presque uniquement afin de renforcer la répression du téléchargement illicite. Pourtant, le droit d'auteur touche à bien d'autres sujets !»

1Voir l'article de John Schwarz, Open-Access Advocate Is Arrested for Huge Download dans le New York Times du 19 juillet 2011, ainsi que l'acte d'accusation.



Par Sylvestre Huet, le 19 octobre 2011
http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2011/10/une-tribune-le-racket-de-l%C3%A9dition-scientifique.html )

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