Placebo, nocebo : à en perdre son latin...
Jean-François Marmion
Article publié le 28/09/2011
C’est décourageant. Voilà des siècles que la médecine en général puis la psychiatrie en particulier, épaulées de cohortes de psychothérapeutes, s’acharnent à construire de monumentales théories pour expliquer en quoi consistent la santé, la maladie, la guérison. Et puis il suffit d’un peu de poil à gratter, d’un grain de sable, pour ébranler ces édifices. Le nom du perturbateur tient en trois syllabes : placebo. Je plairai, en latin. C’est lui l’énervante mouche du coche, l’insaisissable trublion qui vient coller un nez rouge à Esculape, dieu de la médecine.
Qu’est-ce qu’un placebo ? Tout et n’importe quoi, pourvu que cela n’ait aucune valeur thérapeutique en soi : le principal semble que le patient y croie. Par exemple, pour animer un repas familial, dites que l’homéopathie n’a pas plus de fondement scientifique que l’astrologie (1). On vous répondra invariablement : mais si, c’est scientifique ! Puisque ça marche ! D’ailleurs, c’est remboursé ! Et on vous citera des exemples… Et on n’aura pas tout à fait tort. Car oui, cela peut marcher : un placebo ne tient pas debout, mais vous remet sur pied. Et peut même sauver des vies. On distingue les placebos purs (qui n’ont aucune raison de marcher sur quelque symptôme que ce soit, comme de l’eau sucrée), et impurs (qui fonctionnent pour d’autres troubles que ceux pour lesquels ils sont prescrits, comme les antibiotiques, indiqués contre les bactéries, quand ils sont utilisés face à un virus). On qualifie d’effet placebo l’amélioration objectivement constatée suite à l’administration de cette poudre de perlimpinpin.
Des explications filandreuses
Dans l’inventaire à la Prévert des placebos, citons l’imposition des mains, les cures thermales, certaines psychothérapies (nous ne les nommerons qu’en présence de notre avocat), quelques décoctions fantaisistes à base de fleurs, et même la mie de pain, que les apothicaires délivraient au XIXe siècle sous le nom savant, donc impressionnant, de mica panis, en guise d’arme absolue contre les troubles intestinaux. Des effets placebos ont été attestés pour des troubles anxieux, sexuels, des verrues… et jusque chez 80 % des patients souffrant de dépression ou d’hypertension. Comment la foi dans des procédés aussi hétéroclites et pour des maux aussi divers peut-elle guérir ? Depuis la fin des années 1970, l’hypothèse la plus accréditée est que notre cerveau, creuset permanent de neurotransmetteurs et d’hormones, délivre des rafales de morphines endogènes et autres analgésiques sitôt que nous lui donnons le feu vert. Nous aurions des processus naturels de guérison, pas infaillibles mais puissants, en l’occurrence bloqués ou ralentis pour une raison X, mais auxquels la croyance en notre rémission prochaine donnerait enfin le champ libre, ou qu’elle accélérerait. Mais pourquoi tout placebo ne fonctionne-t-il pas sur tout le monde ? Pourquoi un même placebo peut-il marcher un jour, et l’autre non ? Mystère.
Si nous poussons le raisonnement à l’extrême, nous devons admettre que, sitôt qu’il y a traitement, nous plaçons plus ou moins d’espoir en nos chances de rétablissement, et dans le praticien qui nous prend en charge. Il y aurait donc inévitablement une part de placebo, négligeable ou déterminante, dans tout acte médical, qu’il s’agisse d’un antibiotique, d’une chimiothérapie, d’une opération chirurgicale... D’ailleurs, plutôt que nier ou minimiser le placebo, la médecine fait avec. C’est ainsi que l’élaboration d’un médicament anticipe bel et bien l’effet placebo. Un comprimé énergisant est souvent rouge, un calmant, bleu, et un laxatif, je vous le donne en mille, marron. Son goût s’avère parfois exagérément amer. Une administration en injection ou suppositoire peut être préconisée là où une simple gélule suffirait. La couleur, le goût, le mode d’absorption par l’organisme (et parfois : le prix onéreux…), la prescription par un médecin plutôt qu’une infirmière, constituent autant de leviers dépourvus d’influence en principe, mais qui, symboliquement, contribuent à rendre le traitement crédible aux yeux du patient. On n’imagine pas un médicament peint en rose avec des fleurettes bleues, au goût de chocolat, et qu’il suffirait de lécher. Pourtant, à molécules égales, l’efficacité théorique serait la même. Mais l’efficacité réelle serait moindre. Ce préjugé pourrait expliquer que le public rechigne aux génériques, soupçonnés à tort de n’être que des ersatz… ce qui peut bel et bien réduire leur action !
Un malade averti en vaut... un
De même, avant de commercialiser un médicament, un laboratoire pharmaceutique procède à des essais en comparant plusieurs groupes de patients : certains prennent un traitement actuel, d’autres, le produit inédit dont on espère qu’il sera d’une efficacité supérieure, et d’autres encore un placebo. En espérant que le petit nouveau soignera mieux que son prédécesseur… et que le placebo. Précaution d’autant plus nécessaire que de plus en plus de recherches suggèrent qu’un antidépresseur ne marche pas mieux qu’un placebo pour soigner les dépressions légères et moyennes. Et si la différence s’amenuise pour les dépressions sévères entre antidépresseur et placebo, apparemment ce n’est pas parce que les patients répondent mieux au premier, mais parce qu’ils sont moins réceptifs au second (2)... Dans ce type d’essais pharmacologiques, il est important de procéder en double aveugle : c’est-à-dire que non seulement le patient doit ignorer s’il prend ou non un placebo (pour atténuer les effets d’attente), mais que le soignant lui-même ne doit pas savoir ce qu’il prescrit. Sinon, et cela a été démontré, quelques détails dans sa gestuelle ou ses inflexions de voix peuvent mettre, à son insu, la puce à l’oreille de ses patients…
Mieux encore, l’effet placebo peut même se produire quand nous sommes avertis que le traitement n’est qu’un placebo ! Par exemple, des chercheurs américains ont récemment prescrit des produits inertes à des patients souffrant du syndrome du côlon irritable, en les décrivant comme inefficaces a priori, mais en prévenant explicitement que le traitement pouvait provoquer un effet placebo. Résultat : les sujets ont vu leurs symptômes diminuer et leur bien-être augmenter, ce qui ne fut pas le cas d’autres patients laissés sans aucune prise en charge (3). Dans ce cas, pourquoi ne pas commercialiser de traitements ouvertement placebos ? Le psychiatre Jean-Jacques Aulas, adversaire acharné de l’homéopathie, a rédigé un journal de bord (4) consignant sa tentative avortée de lancer sur le marché un « élixir psychoactif », un placebo se présentant comme tel et voué à égaler l’effet des petites granules. Manifestement, même avec des utilisateurs dûment informés, les résultats auraient pu être concluants.
Des placebos sur ordonnance
Pourtant, il arrive d’ores et déjà que des médecins inscrivent sur l’ordonnance, en toute connaissance de cause, des traitements notoirement inefficaces, néanmoins susceptibles de produire un effet placebo chez le patient atteint de troubles bénins mais rassuré d’être pris en charge. Pourquoi ne pas oser dire simplement : « Je ne vous prescris rien, ce n’est pas grave, rentrez chez vous et dormez ? » Parce que le patient ne reviendrait pas, persuadé d’avoir affaire à un incompétent, ou scandalisé d’être pris pour un douillet qui « s’écoute ». Le médecin est soumis à l’obligation de prescrire, y compris du vent, estime le psychiatre Patrick Lemoine, l’un des seuls auteurs français à aborder de front ces questions (5).
Le placebo est même utilisé pour tester de nouvelles techniques chirurgicales, par exemple en neurochirurgie pour les malades atteintes de Parkinson. Plusieurs études décrivent en effet ces personnes comme particulièrement sensibles au placebo, et fabriquant alors massivement des précurseurs de la dopamine, neurotransmetteur dont le déficit est l’une des sources de leur mal. Lors d’une opération placebo, l’équipe médicale joue la comédie. La salle est aménagée, le malade installé… mais on feint seulement d’intervenir. Un tel stratagème a récemment provoqué une controverse (6), car non content d’être onéreux, il est difficile à mettre en place : certaines interventions sont si complexes et délicates qu’un simulacre ne peut être que grossier, à moins de vraiment anesthésier le patient et de lui percer réellement le crâne, ce qui n’est pas toujours sans risques pour lui. En outre, dans ce cas comme dans d’autres, est-il bien éthique d’administrer un placebo pour les besoins d’une recherche, privant ainsi un patient d’un traitement scientifique ? D’autant que si un malade apprend qu’il se porte mieux grâce à un placebo, son état peut se détériorer brusquement.
Une société nocebo ?
Le placebo est donc à double tranchant. Il lui arrive parfois de pousser le mimétisme avec un vrai produit (un verum, en jargon médical) au point d’entraîner non seulement une authentique rémission de symptômes ciblés, mais aussi l’apparition de véritables effets secondaires : fatigue, vomissements, diarrhées… Pourvu que l’intéressé soit prévenu de leur possible survenue. C’est-à-dire que si nous sommes capables d’aller mieux tout seul, nous savons parfaitement aussi nous rendre malades ! On qualifie de « nocebo » (je nuirai) le placebo qui fait du mal. Certaines personnes se plaignent par exemple, en toute bonne foi, de symptômes qu’elles éprouvent réellement (troubles visuels, migraines, rougeurs, palpitations cardiaques, problèmes digestifs…), et qui seraient occasionnés par les antennes relais, les téléphones portables, les ondes wi-fi… Certaines en souffrent tellement qu’elles se regroupent en petites communautés dans des endroits garantis « sans ondes », comme dans certaines montagnes de Virginie. Or, à ce jour, aucune preuve n’a pu être apportée pour accréditer l’existence de cette hypersensibilité aux ondes électromagnétiques, parfois qualifiée d’« intolérance idiopathique environnementale attribuée aux champs magnétiques ». Une revue de 46 études consacrées au sujet montre que les personnes concernées ne parviennent pas à distinguer vrais et faux champs électromagnétiques, mais en souffrent également (7). Dans ce cas, de deux choses l’une : ou bien leurs désagréments existent par eux-mêmes et sont attribués, à tort, aux ondes qui nous entourent, ou bien ces maux sont le fruit bien réel de leur croyance au caractère néfaste de ces menaces invisibles. Le nocebo ne fait pas de nous des malades imaginaires, mais des malades de notre imagination.
Voilà typiquement illustrés de puissants effets de suggestion ou d’autosuggestion, voire de prophétie auto-réalisatrice : nous provoquons un événement parce que nous pensons qu’il va survenir. Patrick Lemoine estime ainsi que notre société médiatique même fonctionne comme un gigantesque nocebo, à force d’insister sur l’aspect négatif de l’actualité, de suggérer que la possibilité de trouver un emploi, de peser sur la crise économique, de sauver la planète, nous échappe sans remède (8). En considérant sans relâche le verre à moitié vide et non à moitié plein, nous subissons un stress indécrottable qui épuise notre organisme et nous rend vulnérables aux maladies physiques.
Alors, faut-il se convaincre que « chaque jour, à tous points de vue, nous allons de mieux en mieux », pour reprendre les termes de la méthode Coué ? On assiste en tout cas à diverses velléités de réhabilitation du fameux Emile Coué, véritable star aux Etats-Unis durant l’entre-deux guerres, puis longtemps objet de dérision. La suggestion et l’autosuggestion, ça marche. Placebo et nocebo en sont la preuve. Tout cela est fort blessant pour la médecine, pour notre orgueil, et pour le confort de notre conception ordinaire du monde, qui voudrait que le corps et l’esprit soient des entités complètement séparées. Tout cela est très révélateur également de notre état de suggestibilité sitôt que nous souffrons ou que nous nous préparons à le faire, et de l’ascendant, involontaire ou pas, de celui qui prétend nous soigner. Mais nous sommes ainsi faits : comme le rappelle le médecin Ivan O. Godfroid (9), « le tout premier des placebos est le baiser d’une mère, sur le bras douloureux d’un enfant imprudent. »
(1) Ernst E. (2002). A systematic review of systematic reviews of homeopathy, British Journal of Clinical Pharmacology, 54(6)
(2) Kirsch et al. (2008) Initial Severity and Antidepressant Benefits : A Meta-Analysis of Data Submitted to the Food and Drug Administration. PLoS Med, 5(2)
(3) Kaptchuck TJ et al. (2010). Placebos without Deception : A Randomized Controlled Trial in Irritable Bowel Syndrome. PLoS ONE, 5(12)
(4) Jean-Jacques Aulas. Placebo. Chronique d’une mise sur le marché. Science infuse, 2003
(5) Patrick Lemoine. Le mystère du placebo. Odile Jacob, 1996
(6) Katsnelson, A. (2011). Experimental thérapies for Parkinson’s disease. Why fake it ?Nature, 476 (7359)
(7) Rubin, James; Rosa Nieto-Hernandez, Simon Wessely (2010). Idiopathic Environmental Intolerance Attributed to Electromagnetic Fields. Bioelectromagnetics, 31(1)
(8) Patrick Lemoine. Le mystère du nocebo. Odile Jacob, 2011
(9) Ivan O. Godfroid. L’effet placebo. Un voyage à la frontière du corps et de l’esprit. Promarex, 2003
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